La fréquence de l'oubli

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EXTRAIT

   Tout était calculé dans l’attitude de Pierre Brun. Les années s’écoulant, il avait appris à optimiser chacun de ses gestes matinaux pour gratter quelques secondes au temps qui passe. Au moment où il enfila sa veste ce jour-là, il était précisément 7h09. Et quand il referma la porte derrière lui, il était 7h11.

   La cage d’escalier exhalait une vague odeur de shit froid et d’urine que Pierre Brun ne sentait plus depuis bien longtemps, trop occupé à tendre l’oreille pour s’assurer qu’il ne croiserait personne en descendant les cinq étages qui le séparaient de la rue. Car, dans le ghetto, même si la promiscuité est imposée comme un dogme, chacun tente d’y échapper à sa manière et de croire en l’illusion qu’une vie privée est possible derrière des murs épais comme un contreplaqué de douze.

   Pierre Brun était né paria, au beau milieu de cette cité qui constituait son seul horizon. Il avait réussi à enquiller les diplômes mécaniquement, à la manière d’un soldat fonçant tête baissée sous le feu ennemi et s’apercevant une fois à couvert qu’il est le seul survivant. Mais son avancée, Pierre Brun la paya cher ; lui qui aimait réfléchir comprit assez vite que l’ingestion boulimique de connaissances théoriques qu’on lui imposait à l’université s’accommodait mal avec sa soif de méditation. En bon troufion, il accepta de bonne grâce son sort et devint bientôt l’un de ces parfaits citoyens qu’on décrit dans les médias, qui prennent l’opinion générale pour de l’engagement, et l’engagement pour une perversion. Et comme il assumait pleinement son nouveau statut, Pierre Brun poussa la logique jusqu’à devenir journaliste, un esthète de la langue de bois, un professionnel de la prose mollassonne.

   Il était fier, Pierre Brun. Fier d’avoir gagné ce petit bout de pouvoir sur une société qui l’avait d’office cloîtré dans un ghetto dont on ne sort qu’en trimant vingt fois plus que les autres. Fier d’avoir prostitué ses idéaux pour intégrer une caste de journaleux qui n’accepte que très difficilement d’enlever le masque déformant du sentiment lointain pour regarder les gens comme lui.

   Pierre parcourut les quelques mètres qui le séparaient de la gare d’un pas rapide. Il en passerait le portillon comme toujours à 7h16. Sur le quai, sa silhouette voûtée sans couleur ni caractère s’ajouta sans dépareiller à cette armée d’anonymes avec qui il partageait dans un silence de mort le trajet vers Paris. Une armée d’ombres, une armée grise dont la multitude d’yeux était étrangement attirée par le bitume craquelé du sol. Pierre fixa lui aussi ce sol usé. Il n’était qu’un mort-vivant de plus. Sans surprise, le RER entra en gare à 7h18, provoquant un mouvement conjoint de l’armée vers le bord du quai. Le jeu de l’anguille commençait pour Pierre et les autres : se faufiler vers l’une des trop rares places assises. Comme souvent, Pierre fit partie des heureux gagnants et, quand les portes se refermèrent, le sentiment que la journée commençait à cet instant lui donna un coup de fouet.

   Le boulot de Pierre dans son journal n’avait rien de passionnant ; grouillot parmi d’autres, il était rangé dans la catégorie des journalistes à tout faire, un bouche-trou à l’échine en arc de cercle, spécialiste des marronniers éditoriaux divers et variés. Il mettait autant d’application à fignoler son sujet sur le prix des fournitures scolaires que Jack London quand il décrivait la misère des bas quartiers londoniens. C’est qu’il ne voulait pas tout gâcher ; toutes ces années à jouer un rôle, à obéir servilement, à occuper les plus basses tâches au sein de la rédaction ne devaient pas être vaines. Il commençait malgré tout à se faire une place. Une place ingrate et vile, certes, mais Pierre mesurait quand même sa chance. Il n’oubliait pas les sinistres barres de béton d’où il venait et repensait souvent en guise d’avertissement au sort de la plupart de ses amis d’enfance, restés dans une noire misère, ou parqués dans une noire cellule pour avoir tenté d’en sortir.

   Surtout, il sentait que la chance allait lui sourire très bientôt. Il savait compter et voyait bien que depuis quelques jours, des promotions, des départs et des maladies clairsemaient la rédaction. Il fallait des remplaçants et il serait de ceux-là. Il suintait l’impatience et l’envie, imaginant à quel point son travail sans intérêt deviendrait un sacerdoce quand il aurait un peu plus de liberté dans le choix de ses sujets.

   Devenir journaliste. Se hisser dans une sphère supérieure, celle de ceux qui savent, celle de ceux qui comptent. Bientôt, il en serait, et il pourrait mettre derrière lui ces piètres origines et affirmer sa réussite sociale.

   Un son de cloche retentit ; un moyen pour Blandard, le rédacteur en chef, de réunir l’équipe pour la conférence de rédaction. Comme les autres, il se leva et rejoignit la salle de réunion. L’ambiance était bon enfant ; tous les austères costumes cravates étaient surmontés d’une tête joviale, aux joues rondouillardes et mal rasées. À croire qu’une barbe de trois jours était fournie avec la carte de journaliste. On avait longtemps répété à Pierre qu’il fallait être impeccablement rasé. Il avait donc obéi. Et aujourd’hui encore, il avait l’impression d’être en faute quand il touchait son visage trop piquant pour être honnête.

   Les femmes de l’équipe, aux vêtements faussement populaires, n’étaient pas en reste, découvrant leurs belles dents blanches en posant leurs notes et leur calepin sur la grande table rectangulaire. C’est à cet instant que Pierre était le plus fier de faire partie de ce monde. Il en sentait toute la sérénité, toute la solidarité. Il se demandait simplement s’il était le seul à feindre la gaité. Il était trop stressé et trop jeune dans le métier pour prendre les événements décisionnels par-dessus la jambe.

   À l’extrémité de la table, le rédacteur en chef toussota, marquant la fin de la récréation qui avait débuté au son de la cloche. Comme dans ces open space feignant un égalitarisme quasi-marxiste pour mieux contrôler à tout moment leurs employés, Blandard aimait croire qu’il se faisait respecter par sa simple sagesse et son apparente douceur. Mais Pierre connaissait la musique : il avait vu des flics jouer la même partition, niant qu’ils devaient tout à leur instrument porté en holster.

SYNOPSIS

 

Après de nombreuses années passées à vouloir fuir ses origines modestes, Pierre Brun touche au but en couvrant ses premiers reportages. Journaliste depuis peu, il est fier de ne plus sentir le poids de cette banlieue dont il est issu peser sur ses épaules, de ne plus avoir à subir le racisme social et les regards obliques des gens. Mais il comprend bien vite que, malgré ses efforts, ses collègues continuent de le renvoyer à cette image alors même que ses anciens amis ne le reconnaissent plus comme l'un des leurs. Envoyé non loin de chez lui pour écrire un article sur la mort suspecte d'un adolescent, il va cruellement se rendre compte qu'à trop vouloir nier ses attaches, il s'est nié lui-même et que sa fuite en avant est un échec cuisant. Son enquête journalistique se change alors en catharsis qui le conduit à remettre en cause tous ses choix passés.

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