Une virée de fou

karukera

Jeudi 20 décembre 2012, 17h57, J-1

Antoine s’est placé au rond-point de Près d’Arènes, en direction de l’autoroute. C’est l’endroit idéal, incontournable, stratégique : on ne peut pas le rater. Il est visible, à découvert, à la merci du vent qui ne le loupe pas. L’air est glacial. Normal pour un soir de décembre. Mais sous le coup de l’excitation, et grâce aussi aux deux couches de pullover, il ne sent rien ou presque.

Antoine est impatient, il n’a qu’une hâte, arriver à bon port, et vite. Il enfile ses écouteurs histoire de se déjouer de l’ennui car sans aucun doute, l’attente sera longue.

S’il n’avait pas trop bu cette nuit-là, on ne lui aurait pas enlevé son permis, et il aurait pu prendre la voiture. Mais avec la chance qu’il a jusqu’à présent (rien ne se passe exactement comme il avait prévu),  il ne peut pas courir le risque de se faire arrêter ce soir et de passer les prochaines vingt-quatre heures au poste. S’il n’était pas fauché comme les blés, il aurait emprunté le train, ou le bus. Avec des « si » on referait le monde. Reste donc l’option du stop. Il se soumet malgré lui au bon vouloir des quelques automobilistes qui empruntent cette voie.

La musique résonne dans ses oreilles et il commence même à chantonner, s’amusant de la buée qui s’échappe de sa bouche : « Allez viens, c'est bientôt la fin/De ce monde qui n'entend rien/Allez viens sonner le tocsin/Fais valser leurs vieux discours/Viens danser c'est notre tour ».

Il aurait pu partir plus tôt, il aurait dû s’enfuir plus tôt. Des groupes s’étaient constitués depuis le début du mois pour atteindre le Refuge. Antoine en avait eu écho mais n’avait pu en faire partie.  Il ne pouvait se résoudre à tout laisser en plan, en désordre.  Sa manie de tout vouloir contrôler, son perfectionnisme latent l’avaient sans aucun doute désavantagé. C’est qu’il y avait tant de choses à faire avant de disparaître, comme l’indiquait la liste qu’il avait établie :  

-       Payer les factures en instance

-   Se mettre en disponibilité professionnelle

-       Arroser les plantes

-       Partir avec Pauline

Antoine avait peur de rompre définitivement avec sa vie, il préférait mettre tout en pause. Il avait paré aussi au plus urgent, le reste était négligeable. Comme prévenir ses proches. De toute façon, pour eux, il était fou. Ils ne comprendraient pas, à quoi bon perdre du temps à essayer de les convaincre ?

Du temps, il en avait encore heureusement, il n’était qu’à peine deux heures en voiture du Refuge.

Il sort de son sac à dos la pancarte qu’il a confectionnée  pour l’occasion et la présente devant lui. Destination : Bugarach. Il a écrit en gros, le plus lisible qui soit.

Antoine n’est pas vraiment convaincu par sa démarche. C’est en parti pour cette raison qu’il a mis si longtemps à se décider. A ce jour, rien ne laisse présager la suite des évènements : la crise économique est en passe d’être réglée, le contexte géopolitique semble s’éclaircir. Malgré tout, il tient à être dans le coup, juste au cas où.

 S’il se trompe, il retrouvera tout en l’état et reprendra sa vie monotone là où il l’a laissée. Au pire des cas, Pauline ne lui pardonnera pas.  Le risque zéro n’existe pas après tout. C’est qu’elle n’a pas vraiment digéré la nouvelle. Partir? Là, maintenant, à quelques jours de Noël ? «Il fallait vraiment être fou ! » (C’est dingue comme ce terme revenait souvent dans la bouche de ses proches, ceux- là même pour qui il incarnait jusqu’à présent un modèle de stabilité).  De Pauline, il avait tout encaissé : les insultes, les pleurs, les bris de verre et aussi la gifle. Pauline est impulsive. C’est ce qui lui a plu chez elle, son caractère fort et trempé. En retour, elle lui a souvent reproché de ne jamais la surprendre, ne rien faire d’insensé. Il croyait l’étonner en lui expliquant ses motifs, et il avait eu tout faux. C’est pourtant  la décision la plus folle qu’il ait jamais prise. Les femmes ne savent vraiment ce qu’elles veulent.

S’il ne s’est pas trompé, en revanche il serait heureux. Ce serait le début d’une nouvelle époque, de tout recommencer à zéro. Il a commencé à imaginer la vie qu’il aurait aimé mener s’il a droit à une seconde chance. Il en a griffonné des pages entières sur un cahier. Cahier qu’il a d’ailleurs pris en soin d’emmener avec lui. Il ne faut pas laisser de traces.

Les voitures défilent devant lui, le laissant à quai. Il fait de plus en plus froid, la nuit tombe vite. Antoine désespère ; son impatience enjouée du début se mue rapidement en un pessimisme givrant. Cela ne fait qu’un quart d’heure qu’il attend mais semble une éternité pour lui.

Son morceau repasse pour la cinquième fois et il n’en peut plus. A-t-il fait le bon choix, pris la bonne décision ? Peut-être n’est-il pas trop tard pour retourner voir Pauline et se mettre au chaud avec elle ? Il lui expliquera que ce n’était qu’une blague, une mauvaise blague, destinée à tester la solidité de leur amour. Après tout, il n’est pas trop tard pour renoncer. Sa virée serait (presque) sans conséquence et passerait inaperçue aux yeux de tous.

Le pire c’est l’attente. Car plus le temps passe, plus il doute. Il faut absolument penser à autre chose. Mais à quoi ?Il décide d’observer les étoiles, le ciel est extraordinairement dégagé en cette période.

Allez, encore dix minutes et c’est fini. Il est tellement absorbé par les étoiles qu’il ne voit la voiture qui s’approche de lui, lui faisant des appels de phare. Le conducteur le klaxonne et se range dix mètres plus bas.

Antoine n’en revient pas. Ça y est ! Le moment est venu, SON moment est venu. Il a longtemps espéré cet instant où la porte s’ouvrirait, mais maintenant que la voiture est là, il est pantois. Il ne sait pas comment faire, il ne sait plus ce qu’il veut. Il hésite l’espace d’une seconde, imagine Pauline se moquant de lui, effaçant les deux années de leur amour. Et puis il ouvre la portière.

C’est une conductrice, une jeune femme de son âge, très probablement la trentaine. Elle est belle, elle lui plait.

-       « Vous allez à Bugarach ?

Antoine, visiblement intimidé, hoche de la tête en guise de réponse. Il a le souffle coupé.

-       J’y vais aussi, vous montez ? »

Son échappée ne peut pas mieux se dérouler. Il a envisagé un instant croisé la route d’un serial killer ou un détraqué. Il a vraiment trop d’imagination. Ou alors, il devient trop pessimiste.

La chance lui sourit enfin, il ouvre la portière et s’engouffre dans la Clio, direction Bugarach.

Synopsis

Antoine a attendu la dernière minute pour se rendre à Bugarach, le seul endroit en France et peut-être au monde à être protégé de l’Apocalypse. Une jeune automobiliste le prend aimablement en stop jusqu’à sa destination. Mais de conversations en péripéties, dont un pneu crevé, leur route va également croiser celle de deux autres comparses. L’équipée est donc au complet, quoique un peu étrange : la jeune femme, l’antithèse de son ex-copine Pauline, est en réalité la Mort personnifiée. Christophe est quant à lui obsédé par les complots en tout genre, et Benoît dévoile en notre héros des élans de jalousie insoupçonnés. Il mène la vie rêvée d’Antoine.

Le 22 décembre 2012 au matin, le jour après la fin du monde, Antoine se réveille seul. Dans une chambre aseptisée, gelée. Il n’est visiblement pas à Bugarach, mais dans un hôpital psychiatrique. Ses proches avaient raison, il est bien fou, l’Apocalypse lui est montée à la tête. Il a inventé sa virée de toutes pièces : personne n’existe, la conductrice Christophe, Benoît…  Il crie, appelle à l’aide. Mais personne ne vient. La fin du Monde a bien eu lieu. Mais ça, il l’ignore encore. Il est un des rares survivants. Sa folie l’a sauvé.

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