La funambule

sideburns

Elle était nue sur le terre-plein central. Elle marchait à reculons, laissant son gros orteil droit embrasser son talon gauche en chuchotant, puis, brisant l'étreinte, elle en créait une nouvelle, inversant gauche et droite. La pluie battait son visage, noyant ses larmes salées sous un torrent d'eau douce. Ses yeux fixaient au loin une voiture en flamme. L'obscurité était malmenée par des lumières artificielles. Du rouge, du orange, du bleu et du jaune se mêlaient dans des volutes de langues ardentes, capricieuses et odorantes. Des filaments blancs laissaient leur trace éphémère sur l'asphalte, d'un côté et de l'autre de la jeune femme. Des alternances de bleu et de rouge sifflaient au travers des gyrophares, se multipliant et ajoutant à l'aspect effrayant de la scène, comme pour raviver une détresse qui tendrait à disparaître. Elle continuait à naviguer sur son fil comme s'il en dépendait de sa vie. Regarder droit devant, garder l'équilibre, ne pas se laisser déconcentrer par le mouvement, par la lumière.

Elle ne vit pas la voiture de police qui s'était arrêtée à côté d'elle. La machine crachait sa mise en scène, ses cris et ses projections luminescentes, transformant son spectacle vivant en une vision angoissante. Sur l'estrade, la grande faucheuse aurait pu faire son entrée sans surprendre le moindre spectateur. Elle ne vit pas non plus la main du policier tendue vers elle, ultime passerelle entre le terre-plein central et la route, entre son imaginaire innocent et la réalité souillée. Elle entendit quelqu'un du public appeler, crier, hurler : « Mademoiselle ! Mademoiselle ! Vous m'entendez ? Vous devez venir avec moi ! Prenez ma main mademoiselle !! Vous allez attraper la mort, il fait nuit, il pleut ! Mademoiselle ! Vous avez eu un accident mademoiselle ! Vous m'entendez ? Vous m'entendez ? Madem......... !! … ! … !!!! ». Mais rien ne devait la déconcentrer, si elle tombait elle mourrait. C'était le clou du spectacle, les gens avaient payé pour les voir, pour la voir. Elle s'était entraînée toute sa vie pour ça, elle vivait pour ça. Elle savait ignorer, c'est son père qui lui avait tout appris. « Certaines personnes ne respectent rien. Elles payent et pensent savoir pour quoi. Elles pensent s'offrir la liberté d'un lieu où tout leur est permis, et surtout, un lieu qui n'existerait pas sans eux. Ils sont spectateurs, acteurs, patrons, gros cons s'ils le souhaitent. Nous ne sommes que des adaptateurs professionnels, là pour faire tourner la machine, quoi qu'il arrive. Lorsque tu seras sur ton fil, laisse parler ton corps, concentre toi sur la mécanique. N'écoute que ce que tu as besoin d'écouter, ne regarde que ce que tu as besoin de voir. Un jour, tu seras le clou. Et tu sais ce que les gens associent au clou ? Le marteau, ma puce. C'est le propre de l'homme que de vouloir enfoncer le clou. Mais tu es trop grande pour eux, tu es trop haute pour eux, et je vais te dire, je n'ai jamais réussi à enfoncer un clou dans un fil avec un marteau. ».

L'image de son père, avec ses paroles, arrivèrent comme une enclume, brisant son équilibre. Comme un flash qu'on tente de refouler. Mais on ne refoule pas un flash, il se refoule seul, et puis il revient à sa convenance. Les flashs se succédèrent ainsi, amenant des images d'une vérité qu'elle refusait d'assumer. Et, alors qu'elle soulevait son pied pour reculer d'un pas, elle ne retrouva pas le fil, elle farfouilla, elle paniqua et elle tomba. Ses yeux se levèrent vers ces millions de goutte qui cherchaient à la convaincre de quelque chose, la harcelant, lui crachant au visage, lui hurlant sa lâcheté. Alors, face à la mort, elle préféra se taire, et fermer les yeux, laissant le soin au vide d'écraser son corps 15 mètres plus bas...

La douleur était absente, elle sentit son corps humide, comme flottant. Elle remarqua que les coups de fouet de ces gouttes juges et bourreaux continuaient encore dans l'autre monde. Était-ce là son purgatoire ? Tout autour d'elle vrombissait une cacophonie insupportable, les sons fusaient vers ses oreilles trop peu habituées à autant de colère. Elle essaya d'en faire le tri. Un son familier se détacha de la bande. Une voix humaine. La voix d'un homme qui criait : « Ooooo !!!! Aaaaaa !!!! Eeeeeee!!!!! ». La voix était comme une main tendue. Un message d'espoir enivrant, et effrayant. « Mademoiselle !!!!!! ». Ses yeux s'ouvrirent, par curiosité, par peur, par caprice peut-être. Au début, tout était agression, et rien n'était visible. Puis les couleurs et les plans se remirent dans l'ordre. Au premier plan l'homme en uniforme l'appelait, plein d'angoisse. Au second plan, les voitures de police en travers de la route. Au troisième plan, l'obscurité. Le tout nappé de stries blanches. Elle était nue, dans une flaque d'eau boueuse, sur un terre-plein central d'autoroute. Et elle pleurait. La réalité revenait et lui mettait des grandes baffes pleines de haine et de désespoir. Elle la gavait de sa main de géant jusqu'à remplir son cœur de chagrin sans pouvoir le vomir. Elle stoppa tout contrôle sur son corps, c'était la première fois, et son père aurait été furieux. Mais aujourd'hui elle n'avait plus la volonté, et elle n'en avait plus besoin. Le policier ramassa la poupée de chiffon, lui soutint la tête, lui caressa le visage, remua les lèvres. Il la posa dans l'ambulance.



Elle se réveilla à l'hôpital. Chacune des parties de son corps la faisait doucement souffrir. Comme un lancinement. Elle entendit un souffle tout proche. Elle reconnut l'homme en uniforme, le criard. Il dormait. Le genre de sommeil que vous ne pouvez plus repousser. Celui du corps. Elle s'assit doucement sur le lit, relevant son oreiller contre le mur. Le policier se réveilla en sursaut et s'approcha d'elle vivement, puis retint son geste, dans une sorte de retenue respectueuse. Elle avala sa salive et lui demanda de s'approcher. Ce qu'il fit avec un sourire crispé.


_ Je vais vous raconter, dit-elle.

_ Vous pouvez attendre. Reposez-vous encore. Je reste là.

_ Non, j'ai trop attendu, souffla-t-elle doucement.

_ Vous êtes courageuse, dit-il d'un air compatissant. Prenez votre temps. Racontez ce que vous pouvez pour aujourd'hui.

_ Courageuse ? Non, je ne crois pas... Je suis resté perchée, dans un équilibre illusoire, attendant la chute. Je vais simplement raconter les choses comme elles se sont passées. Je n'ai pas le courage de ceux qui racontent ce qu'ils ressentent.

_ Commencez par m'expliquer ce que faisait le cadavre d'un homme dans le coffre de la voiture.



Elle lui dit tout, d'une traite, comme un noyau qu'on expulse d'une gorge obstruée, comme un fardeau qui vous comprime le cœur.

Deux jours auparavant, la troupe de cirque, dont elle était la funambule et son père le clown, jouait pour la dernière fois dans un petit village de campagne isolé. Parfois, des spectateurs venaient en fin de spectacle parler avec son père, le féliciter, ou lui poser des questions quelconques. Un homme est venu ce soir là. Il a tout de suite sympathisé avec son père. Il les a invité à dîner chez lui, le père et la fille. Il ne tarissait pas d'éloges sur la petite troupe. Il vivait seul dans une grande maison en pierre, un corps de ferme ancien. Il les a invités à sa table, il a offert du vin. Il était bavard et jovial. A la fin du repas, il a allumé un cigare qu'il gardait de côté dans une vieille boîte métallique. Il l'a tendu au clown. Et puis il a pris la poêle posée sur la table, comme pour la débarrasser, il s'est tourné vers le clown en souriant, et il l'a frappé violemment au visage. Encore, et encore. La funambule n'a pas réagit. Ce qu'elle voyait n'était pas logique, c'était une suite incohérente. Elle resta figée sur sa chaise, elle regarda la poêle, l'homme, le sang, son père, et son visage qui s'affaissait, qui n'était plus lui. L'homme ne souriait plus quand il tourna la tête pour la regarder, il était couvert de sève rouge. Elle comprit que tout ça était réel en figeant son regard dans le sien. Ses yeux étaient malades, ceux d'un animal affamé. Alors elle se mit à hurler, elle se jeta sur le corps inerte de son père, le secoua pour le faire vivre. L'homme l'attrapa avec force et la posa puissamment sur la table à manger, l'étourdissant. Elle ne comprenait plus bien ce qu'il se passait, ce qu'il voulait. Elle se retrouva nue en un geste, ses vêtements arrachés. Elle ne se débattait même plus. Rien n'était logique, rien n'avait de sens. Son corps hurlait de douleur. Il se rétractait, se contractait pour défendre son honneur. Tout ça dura un certain temps, le temps de briser un esprit, un corps, une vie. Lui, se rhabilla, s'essuya le visage avec le torchon sur la chaise et se rassit pour fumer son cigare. Elle, tourna la tête vers son père, se leva doucement et douloureusement. Elle saisit la poêle et, alors qu'il fermait les yeux dans une volute de fumée, elle le frappa mécaniquement, comme elle l'avait vu faire, puis avec rage, de plus en plus fort, en silence. Elle ne s'arrêta que lorsque la poêle fut trop lourde pour la porter encore. Elle voulait partir de ce sanctuaire de pierre. Elle traina son père jusqu'à la voiture, et entreprit, dans un effort surhumain de le rentrer dans le coffre. Elle referma, ne jeta pas de dernier regard vers la maison, et démarra la voiture. Elle était nue dans la voiture, son corps marqué de tous les vices de l'Homme. Elle roula sans réfléchir à la destination. Toutes les images qui lui venaient étaient insupportables. Elle accéléra. Elle revit le visage mutilé de son père. Elle accéléra. Il faisait nuit, il pleuvait, tout ce qui l'entourait était une agression floue. Elle entendit un dernier son aigu avant de percuter le terre-plein central.


« Veuillez accueillir le clou de notre spectacle, notre téméraire, notre courageuse ... Miss Funambule !!!!!! ». Elle marchait à reculons, laissant son gros orteil droit embrasser son talon gauche en chuchotant, puis, brisant l'étreinte, elle en créait une nouvelle, inversant gauche et droite.

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