La grande vadrouille
Pierre De Gerville
LES AVENTURES ROCAMBOLESQUES DE PAT LE PÂTÉ
Chapitre II : La grande vadrouille
Le lendemain, Pat le pâté de lapin fit sa valise, laissa sa clé sous le paillasson et prit la route de la CAMPAGNE. Il marcha vers le Sud, vers la porte d'Orléans.
Il arriva devant le périphérique.
Il s'assit au bord de la route, soudainement plus trop motivé, parce que traverser deux fois trois voies pleines d'autos vrombissantes semblait légèrement suicidaire.
‘Ne reste pas là !' Fit une voix derrière lui.
Il se retourna et vit un hérisson qui le dévisageait avec insistance. Il arborait une casquette rouge et des Ray Ban. Il était accompagné d'un bébé hérisson qui se tenait un peu en retrait.
‘Il faut attendre sept heures quarante-deux. Il faut partir d'ici,' indiqua le hérisson en montrant une croix blanche peinte sur le macadam. ‘Il faut faire six foulées de moyenne amplitude, trois petits pas, attendre une minute puis terminer la traversée.'
‘Comment sais-tu tout ça ?' demanda Pat le pâté de lapin.
‘C'est scientifique !'Rétorqua le hérisson. ‘Hérisson Ford, mon arrière-arrière grand-père, a démontré que le flux des voitures obéissait à une loi mathématique. Il a alors tenté la traversée.'
‘Et… ?' demanda Pat le pâté de lapin.
‘Il s'était légèrement trompé dans ses calculs,' concéda le hérisson en indiquant du menton une trace sombre sur le bitume. ‘Il s'est fait aplatir par une ambulance. Alors son fils, Hérisson Ford Jr. , a repris le flambeau. Qu'aurais-tu déduit de la mésaventure de Hérisson Ford ?'
‘Que la formule était fausse ?'
‘Impossible !' S'exclama le hérisson. ‘Comment mettre en doute une telle formule ? Ça se voit que tu n'as aucun esprit scientifique... Bien, Hérisson Ford Jr. déduisit logiquement de la mésaventure de son père que la formule n'était pas applicable aux voitures blanches. Il inventa une sous-formule déterminant la position des voitures blanches et tenta à son tour la traversée.'
‘Alors ?'
‘Mal lui en prit !' Soupira le hérisson en désignant une seconde tâche, quelques pas après la première. ‘Un camion de pompiers l'a réduit en bouillie. Son fils, Hérisson Ford the third, prit le relais. Il singularisa l'ensemble des voitures rouges et détermina de nouvelles formules. Et il tenta la traversée.'
‘Que lui est-il arrivé ?'
‘Un fourgon de police,' se lamenta le hérisson, montrant une tâche sur la route, un peu plus loin que les deux premières. ‘Son fils, Hérisson Ford the fourth, découvrit la loi des voitures bleues et fut écrasé par une camionnette des postes. Mon père, Hérisson Ford the fifth, écrivit la loi des voitures jaunes et fut étalé sur le bitume par une voiture de l'Office National des Forêts. J'ai quant à moi élaboré la loi des voitures vertes, et je me prépare à tenter la traversée à mon tour.'
A titre indicatif, voici la formule des voitures bleues (les autres s'en déduisent naturellement) :
{log(x-3z) + exp(t/z)}/5 =15y+6t
‘Mais c'est de la folie !' S'exclama Pat le pâté de lapin. ‘Tu vas finir écrasé comme tous tes ancêtres !'
‘Empirisme et déduction sont les mamelles du savoir !' Enonça doctement Hérisson Ford. ‘Et si je meurs pour ma cause, mon fils, Hérisson Ford the seventh, reprendra la flamme.'
Il tapota le dos du bébé hérisson avec affection, puis s'ôta une ou deux épines des pattes.
‘Bon, c'est pas tout ça mais il est bientôt sept heures quarante-deux.'
‘Une dernière chose !' Demanda Pat le pâté de lapin. ‘Pourquoi tenez-vous absolument à traverser ?'
‘Parce que Hérisson Ford premier, fondateur de notre lignée, a démontré que l'herbe était toujours plus verte de l'autre côté. A bientôt !'
Et Hérisson Ford s'élança, à sept heures quarante-deux pétantes. Il esquiva la camionnette des postes, passa entre les roues du fourgon de police, frôla l'ambulance, se joua de la jeep de l'ONF. Il voyait presque l'autre côté.
Hérisson Ford the seventh l'encourageait de tout son être, criant : ‘Père, gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche !'
Quand soudain, un nuage de fumée se forma à l'horizon. Hérisson Ford de retourna et toisa son destin. Vers lui fonçait un convoi militaire, en fanfare et ordre de marche.
Et Hérisson Ford se fit laminer par deux Jeeps, trois tanks, deux camions de transport de troupe et une automitrailleuse, le tout en peinture camouflage.
‘Bon,' fit Hérisson Ford the seventh. ‘Il ne me reste qu'à démontrer la loi des voitures à camouflage.'
Il sortit sa calculatrice et commença à griffonner des formules compliquées sur le sol.
Pat le pâté de lapin interpella une feuille morte qui passait par là et lui demanda comment traverser.
‘Ben pour moi, c'est facile,' fit la feuille. ‘Pour passer de l'autre côté, il suffit d'un bon coup de vent. Mais bon, tout le monde n'a pas la chance d'avoir ma taille de guêpe,' ajouta-t-elle en toisant Pat le pâté de lapin d'un air dédaigneux. ‘Enfin, pour ceux que la nature n'a pas avantagés, il reste toujours le pont.'
‘Un pont ?' S'exclama Pat le pâté de lapin.
‘C'est à cinq cents mètres sur ta gauche.'
Et la feuille morte s'en fut, emportée par la brise.
‘Dix générations que vous planchez sur le problème, et vous ne vous êtes jamais demandés s'il y avait un pont ?'
‘C'est de la logique de hérisson,' fit Hérisson Ford, de mauvaise foi. ‘N'empêche que NOUS, nous avons fait progresser la science.'
‘Tu viens ?'
Ils s'en furent vers le pont, le hérisson trottinant derrière le pâté.
‘N'empêche qu'un pont, ça n'a rien de très scientifique.'
* * *
‘Tu comprends, un pont, c'est facile. Il n'y a rien à démontrer. Même un imbécile peut le traverser.'
Le pâté et le hérisson marchaient depuis des heures le long d'une petite route de campagne. Ils avaient mis cap à l'ouest vers LA CAMPAGNE.
Déjà les taillis fleuraient une odeur bizarre, de terre et de feuilles, une odeur de bois et de fourrés. Pat le pâté de lapin déplia une carte de LA PROVINCE.
‘Holly Molly !' S'exclama-t-il. ‘Ça fait beaucoup de forêt.'
Il calcula rapidement qu'à son allure de pâté (le pâté n'est pas très rapide), il lui faudrait sept ans, sept mois, sept jours, sept heures et sept minutes pour arriver à destination.
Il s'assit sur une souche recouverte de mousse humide.
‘Un pont, c'est nul,' râlait le hérisson. ‘C'est du prêt-à-consommer. Traverser une autoroute sans pont, ça c'est un défi.'
* * *
Les heures passèrent.
Soudain, ils entendirent un grondement diffus. Puis le grondement s'amplifia et devint le ronronnement d'un moteur.
Au loin apparut la silhouette bringuebalante d'un bus scolaire.
‘J'ai une idée !' S'écria Hérisson Ford. ‘Faisons-nous passer pour des enfants et prenons le bus !'
(Petite parenthèse : De déguiser un pâté de lapin et un hérisson en enfant.
1) Trouver un pâté de lapin et un hérisson
2) Jucher le pâté de lapin sur les épaules du hérisson
3) Disposer une cape longue et opaque sur les épaules du pâté de lapin.
Soit :
1 pâté de lapin + 1 hérisson + 1 cape = 1 enfant)
Ainsi déguisés, le pâté de lapin et le hérisson se présentèrent à l'arrêt de bus. Le pâté grimaçait un peu parce que les épines du hérisson lui rentraient dans les fesses. Le bus s'arrêta devant eux dans un grand crissement de freins.
Le pâté juché sur les épaules du hérisson entra dans le véhicule, faisant de son mieux pour ressembler à un enfant. Le contrôleur lui jeta un regard soupçonneux.
‘Il m'a l'air bizarre, ce gosse,' dit-il au chauffeur. ‘I'm'a pas l'air tout frais tout frais.'
‘Il a pas une tête de pâté ?' Répondit le chauffeur en dévisageant Pat le pâté de lapin d'un air non moins soupçonneux.
‘Pas très frais, dans ce cas,' marmonna le contrôleur.
‘C'est que je viens de la ville !' Tenta Pat.
‘Pauvre gosse !' S'exclama le contrôleur. ‘Foutus citadins ! Allez, monte, petit.'
Le hérisson escalada tant bien que mal le marchepied du bus, le pâté en équilibre (plutôt instable) sur ses épaules.
L'étrange duo alla s'asseoir tout au fond de l'autobus.
‘T'as vu ce gosse…'disait le contrôleur au chauffeur. ‘On se demande ce qu'ils leur font bouffer !'
‘C'est la pollution…'disait l'autre.
‘Foutus citadins !'
‘Foutus citadins.'
* * *
(Le bus roule vers LA CAMPAGNE...
Pendant sept heures, sept minutes et sept secondes.
Et c'est long, sept heures, sept minutes et sept secondes)
* * *
Très long (surtout quand on a des épines de hérisson plantées dans les fesses)
* * *
Enfin le bus stationna devant LA CAMPAGNE.
LA CAMPAGNE, c'est un peu comme LA VILLE, avec moins de maisons.
Moins de petits immeubles haussmanniens.
Moins de voitures
Moins de vélos qui se faufilent entre les voitures
Moins de gens pressés
Moins de gens qui râlent
Moins de gens
Plus de vaches.
Mais surtout, c'est SILENCIEUX.
* * *
Pat le pâté de lapin et Hérisson Ford cheminaient à petits pas au milieu du bocage. Ils n'étaient qu'à moitié rassurés (et même au quart). Sous leurs pieds, le sol était étrange – il n'était pas recouvert de macadam mais de petites branches qui craquaient sous les semelles. Ils avançaient au petit bonheur la chance.
Et la chance les mena dans une petite clairière baignée de soleil.
Les rais de lumière, filtrées par les arbres, tombaient vers le sol en poussière dorée. Allongés sur des matelas de feuilles mortes, une bonne douzaine de hérissons se doraient la pilule. A l'approche des deux compagnons, les hérissons se levèrent à regret et vinrent les accueillir.
‘Nous vivons dans cette clairière depuis la nuit des temps,' dit le grand Shaman des hérissons (qui comme chacun sait cohabitent selon une organisation tribale et pratiquent l'animisme). ‘Si vous voulez rester, soyez les bienvenus. En plus, ajouta-t-il, c'est samedi et comme toutes les semaines nous allons essayer de traverser la départementale pour voir ce qu'il y a de l'autre côté.'
‘Ça doit être génétique,' murmura Hérisson Ford.
‘Merci pour l'invitation,' dit Pat le pâté de lapin.
* * *
Quelques jours s'écoulèrent.
* * *
La vie dans la clairière avait des avant-goûts de paradis. La nourriture était abondante et le climat clément. Les hérissons semblaient des plus accueillants. Mais si Hérisson Ford s'y plaisait, et envisageait sérieusement d'y faire sa vie, Pat le pâté, lui, pensait déjà au départ.
Un matin où il rêvassait devant la départementale, le Shaman vint le trouver, accompagné de son fils.
‘Que comptes-tu faire ?' demanda le Shaman.
‘Je veux repartir,' répondit Pat le pâté.
‘Tu ne te plais pas ici ?'
‘Je veux trouver mieux.'
‘Ici, tu as des amis. Et je crois que tu n'es pas indifférent aux châtaignes du vieux châtaigner.'
‘Je veux trouver mieux. Je veux battre la campagne.'
‘Lierre qui mousse n'amasse pas foule,' proféra le Shaman d'un air pénétré. ‘Tu devrais songer à t'établir quelque part et fonder une famille !' Ajouta-t-il en déposant un baiser sur le front du petit hérisson.
‘Papa, tu piques !' Râla celui-ci.
‘A bâtir des moulins à vent en Espagne, on en perd souvent le goût du vrai.'
‘Venant d'un hérisson qui risque sa vie tous les samedis pour voir ce qu'il y a de l'autre côté de la départementale, c'est l'hôpital qui se moque de la charité.'
‘C'est complètement différent,' grogna le Shaman, l'air buté.
Malgré cette discussion franche et éclairée, Pat le pâté fit ses valises le lendemain.
Hérisson Ford décida de rester à la clairière. Il y réside encore. Il n'a toujours pas réussi à traverser la départementale.
‘Chacun voit midi à sa porte à quatorze heures,' dit sentencieusement le Shaman au pâté sur le départ. ‘Bon vent !'
* * *
Pat le pâté de lapin erra quelques heures dans les bois.
La nuit tomba. Un noir d'Enfer. Mais lorsqu'il fit plus clair, il s'aperçut que ses pas l'avaient amené devant LA CREMERIE.
Ou plutôt, devant l'antre de la crémière.
La crémière n'était pas ordinaire
Car la crémière était un peu sorcière
Sa crèmerie avait des airs de tanière
Sa crèmerie au sol de terre
Aux portes de fer
Gardées de molosses patibulaires.
Elle y confectionnait des faisselles aux poils d'aisselles, des crèmes fouettées qui fouettaient pour de bon, et des yogourts selon sa technique très particulière, qui consistait à placer un pot de lait sous ses fesses velues et à le laisser tourner toute la journée dans les vapeurs fétides et moites de ses jupons douteux.
C'est pourquoi, lorsque Pat le pâté pénétra dans la crèmerie, la puanteur qui y régnait lui parut des plus familières.
‘Fiddle Dee Dee !' Pensa-t-il. ‘Aurais-je enfin trouvé un endroit qui me convienne ?'
Il se faufila à travers la pièce principale et ses meubles massifs. Il parvint au garde-manger et gratta à la porte.
‘Qui est-ce ?' Grogna une voix bourrue à l'intérieur.
‘Je m'appelle Pat. Pat le pâté de lapin.'
‘Un PATE ?'
‘Oui.'
‘De LAPIN ?'
‘Ben oui.'
‘Ahi-don !'
La porte s'ouvrit. Dans l'ombre du garde-manger, un pain de campagne, une patate et un radis déshabillaient Pat le pâté du regard.
‘Du pâté !' Fit le pain de campagne. ‘Et de lapin encore ! Quel fumet ! C'est magnifique.'
‘C'est naturel,' dit Pat le pâté, flatté. ‘Je sens comme ça tout le temps.'
‘C'est magnifique,' répéta le pain de campagne.
Pour la science !
· Il y a presque 9 ans ·Fleuriste Manchot
Y va se faire manger le Pat !
· Il y a presque 9 ans ·Louve