la grappe de raisin

Georges A. Bertrand

LA GRAPPE DE RAISIN

Ils étaient deux amis.

« Comment ai-je pu te rencontrer ! Quel bonheur que tu aies été sur le chemin ! »

Un chemin qui serpentait entre les collines couvertes d'épineux, c'était il y a quelques années déjà. Sorti d'on ne sait où, il l'avait aidé à rattraper l'âne qui s'était échappé sur la route en contrebas. Ils avaient à l'époque le même bonnet à pompon sur le crâne et les mêmes yeux qui se rencontrèrent lorsque l'âne, tenu d'une main ferme que le froid violaçait, fut rendu à son propriétaire.

« Comment tu t'appelles ?

-     Moi, mon nom est Sofiane. Merci, que Dieu te bénisse. Et toi ?

-     Moi, mon nom est Karim.

-          Je ne te connais pas, tu es d’où ?

-          De l’autre village, après la route… »

C'était il y a quelques années déjà, et Karim était souvent revenu voir Sofiane, et il avait appris à connaître avec lui les sentiers qui bordaient l'oued avec ses lauriers-roses, les moissons et les gerbes qui vous lacèrent les bras, la cascade qui rafraîchissait les corps poussiéreux en été et puis les longues veillées près de la maison isolée de son ami.

Il fallut bien des saisons, maintes nuits l'un contre l'autre pour qu'ils devinssent des frères.

Karim paraissait toujours angoissé, agité, et il n'était pas rare qu'on le surprenne devisant d'une voix forte, seul dans la plaine. Il était sauvage.

Le soir, il essayait de trouver la paix auprès de son ami, calme, lisse, presque distant. Mais ses yeux parfois fous engloutissaient Sofiane par un curieux mélange d'amour et de jalousie qu'il n'arrivait pas à comprendre. Tout le jour, il attendait la soirée avec de la fièvre au creux des mains et dès qu'il sentait la chaleur de l'autre au creux de ces mêmes mains, il cherchait désespérément ce qu'il aurait pu dire ou faire pour le blesser.

Sofiane, toujours souple, ne se fâchait pas, lui pardonnait même, espérant que, peu à peu, à son contact, son esprit s'apaiserait, se fondrait dans la douce voix lactée qu'ils contemplaient le soir, en silence. Il l'aimait.

Ils étaient deux amis, lorsque au matin d'une nuit sans sommeil, Karim, allongé sur sa paillasse, se tourna vers le soleil qui transperçait, en mille brillances, la trame usée dissimulant l'entrée de sa chambre. Une douleur sourde l’oppressait comme souvent, enserrait sa tête et frappait, là, entre les sourcils.

Repoussant les couvertures, il se redressa.

Balancement des jambes dans le vide, un pied qui heurte la table basse et ronde et qu’on a déjà servie. Le thé tremble, se renverse.

Le verre s’était brisé et dans l'un des éclats au sol qui se mit à réfléchir la lumière projetée, la raison de son malaise, de cette douleur qui, cette nuit encore, l'avait tenu éveillé, se révéla dans toute sa simplicité : l'éblouissement.

Il était ébloui par l'autre, beau, gentil, souriant, beau, tellement plus beau que lui que, brutalement, il fut épuisé de l'admirer et de l'aimer.

Alors il se leva, rejoignit dans un recoin de son réduit la malle de fer qui contenait toute son existence, l’ouvrit, en tira quelques menus objets qu'il fourra dans ses poches, et s’enfuit très vite.

Quand Karim le retrouva, sous les grands peupliers aux cimes mortes, Sofiane semblait l'attendre et il en frémit.

Ils partirent sur des chemins connus, vers la vallée. La journée s'annonçait belle et l'herbe était verte et drue en ce mois de février. Ils marchèrent un moment et puis, fatigués, s’assirent sur de grosses pierres, près du marabout reblanchi, avec sa coupole qui se fendillait, l'un en face de l'autre.

Le silence.

Il faisait froid malgré le soleil et lorsque Karim proposa qu'on aille se laver sous la cascade, Sofiane eut un frémissement de surprise. Mais, habitué à certaines des bizarreries de son ami, il n'osa pas refuser.

Ils y coururent.

Ce n'était pas loin. L'eau, froide, était abondante en cette période de l'année. Et Karim sortit d'une de ses poches le savon.

Rires, grelottements, cheveux luisants aux boucles affolées, empoignade pour se réchauffer.

« Si on se rasait ! »

Et Karim sortit de son autre poche le couteau familial réservé à cet usage.

« Tu commences par me raser, et ensuite, ce sera ton tour ! »

Et Sofiane qui avait fait mousser le savon dans ses mains, étendit la crème blanche sur le visage levé vers lui et le rasa avec soin.

Leurs yeux se rencontrèrent alors, comme il y a quelques années. Karim tressaillit, la main glissa.

Et une légère coupure l'éblouit.

« Voilà ! C'est fini! A moi maintenant ! »

Et Sofiane s'assit à son tour pendant que son compagnon, qui s’était éloigné, nettoyait avec un soin méticuleux le couteau. 

Karim avança alors la main gauche vers elles, les effleura un instant du revers, l’ensoleillée puis l’ombrée, avant d’empoigner délicatement son menton, et soudain de le rejeter vers l’arrière, découvrant le cou. La lame plongea, d’une seule poussée. L’entaille fut nette et l’on eut dit le sacrifice d'un mouton dédié au Prophète.

Les beaux yeux de Sofiane fixèrent alors ceux de Karim, épouvantés, mais Karim ne put y lire son destin tant le regard de Sofiane mourut rapidement.

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