La grisaille du passé
miminice
« Malgré tous mes efforts, quarante ans après, je ne parviens toujours pas à oublier cette atrocité. La débandade humaine. Le chaos humain. La haine et l’égoïsme universels.
Hypnotisé. Consumé. Achevé. Tels sont les termes qui peuvent décrire l’état dans lequel je me trouvais, lorsque j’ai vu mon père s’écrouler devant mes yeux. Recroquevillé dans le fossé. Mon regard était vide, mes mains tremblantes, mon cœur saignant. Je ne pouvais réaliser l’horreur qui se déroulait devant moi. Ou plutôt, les horreurs. Parce qu’à côté, d’autres étaient aussi en train d’exulter. Les camarades tombaient à la chaîne. La mort venait tour à tour les accabler. Les abattre. Les calomnier. Les humilier.
Je me souviens encore de ce champ, élancé, aux arêtes dégagées, parsemé de corps, par-ci, par-là, rasant les blés. J’hésitai. Je tâtonnai. Je tergiversai. Ceux qui vivaient encore couraient pour se défendre, glanant encore quelques minutes de vie, tentant de gagner un peu de temps pour repenser à ce qu’elle était avant, à ce qu’avait été le bonheur. Osant prendre un peu de temps afin de prier et avoir encore la possibilité de revoir leurs proches, de vivre à nouveau sereinement. Un peu de temps pour goûter à la santé, enfin ce qu’il en reste. Le tout, aux côtés des grondements et des bombardements massifs. Au milieu des cadavres et des rumeurs. Et se questionner. Sur soi-même et sur la suite des évènements. Traquant l’ennemi, transpirant de douleur et d’amertume. Le jour et la nuit. Là-bas, pas de nuance possible. Soit l’on survit, soit l’on cède. Dans tous les cas, chacun est soumis à la bataille. A la pagaille. Impossible d’y échapper. Montrer de quoi on est capable. Cacher sa fébrilité et ses angoisses. Déployer toutes ses forces. Toute sa rage. Voilà comment il faut être équipé. Garder l’esprit bien concentré, même s’il est forcément ailleurs et loin d’ici. Loin de ces brutalités. Loin de cette fatigue permanente. Loin de ce déluge insoutenable. Près de nos compagnes et de nos enfants. Près de nos amours. Se préserver, se protéger. Garder espoir. Autant que possible.
Et puis un jour on m’a dit : « C’est fini. On rend les armes. Tu peux souffler. » A ce moment-là, je n’ai pas ressenti l’ombre d’un soulagement. Impossible de croire à l’arrêt d’une telle barbarie. Qui avait duré si longtemps. C’était pourtant la fin du drame. L’annonce de cette nouvelle aurait dû m’apaiser. Mais j’avais tellement pris l’habitude de côtoyer corps et esprits en lambeaux que l’effroi me possédait encore. L’affolement ne se séparait jamais de moi. La panique me guettait toujours. Nous tuions dans la précipitation, sans la moindre hésitation. Sans le moindre regret. Nous enjambions les débris de chair. Nous neutralisions l’ennemi et nous devions bien accepter ses atteintes. Toute cette terreur allait désormais s’arrêter ? Les dégâts étaient clos ? Quoiqu’il en soit, j’avais déjà perdu mon père, je ne pouvais plus rien perdre. A part ma vie. Mais à quoi bon la maintenir, alors que j’y ai perdu goût.
Mon cerveau ne veut toujours pas de cette vérité. Trop dure. Trop oppressante. Je ne l’assume toujours pas aujourd’hui. Et pourtant, elle ne me quitte jamais. Il ne se passe pas un jour sans que je revoie ces centaines de personnes se battre et s’abattre au milieu des champs. Je revois les évènements avec une telle exactitude, une telle authenticité, que j’en oublie l’instant présent. Cet enfer a bouleversé mes pensées, a bouleversé ma façon de vivre et mon état d’esprit. Cette histoire, c’est bien la mienne, mais ce sera aussi la vôtre. Celle qui gravera vos mémoires, celle qui imprégnera votre âme. Avec un regard nouveau sur ce conflit, mais toujours avec la même insistance. Pour honorer le passé de tous ceux qui, comme mon père, se sont offerts à notre pays. C’était la guerre, c’était les tranchées, c’était le passé… Cela faisait partie des aléas de la vie, à l’époque. »
Aujourd’hui, je suis ravi d’avoir retrouvé cet écrit. Mon grand-père m’avait bien dit qu’un jour, il me ferait part de ses souvenirs, de ce qui lui était arrivé loin de ces terres. Le tout, au fond d’une grande boîte métallique. Calée sous son lit. Son lit, qui est de mort aujourd’hui. Ses plaies ne pouvaient de toute façon plus être pansées.
« -Dis papi, quand je serai grand, moi aussi je pourrais être un guerrier ? », lui disais-je quand j’étais petit. Je me rends enfin compte de ma candeur. Maintenant que j’ai tout compris. Maintenant que tout a été dit. Que le passé m’a été transmis.