La Hiérarchie des Pierres
jane-doe
INCIPIT
Bonjour.
Cette nuit, je suis partie. Je n'en pouvais plus. Je n'en pouvais plus du macadam, des larmes du ciel, des cris, des bruits du métro, du monde, ô le beau monde. Je ne pouvais plus entendre sa voix, leur voix, la voie de connaissance qui se déverse comme des mers infinies en mon esprit. Je n'avais plus la place de penser de telles choses. Je n'avais plus la place pour théoriser le monde, aujourd'hui, j'agis. On s'était donné rendez-vous près d'une route. C'est la plus longue route. On s'était dit : Cette nuit, on part.
Il était quinze heures. Quinze heures du matin. Le soleil resplendissait dans le ciel étoilé. Résonnait en moi la célèbre phrase que je cite de Dieu lui-même : "Tu n'es que poussière et tu retourneras à la poussière..." La nuit était orange. Et parfois le ciel s'assombrissait de nuage gris et grisant, couvrant un ciel bleu azur que l'on pouvait voir au loin. Parfois, le ciel était blanc, blanc resplendissant, et il faisait froid. La blancheur de la neige à terre reflétait le ciel dans toute sa violence, dans toute sa douceur. Mais, souvent, il faisait beau cette nuit-là. Il y avait une voiture, une petite voiture qui ressemblait à un van, parfois il y avait des écritures, des tags que je n'arrive pas à lire. Parfois, ça ressemblait à un train, et ça redevenait une voiture, surtout lorsque la nuit redevenait orange. J'ai mis mes Ray-Ban Aviator. Ça sent le feu dehors, il fait extrêmement chaud. Je conduis. Les rires résonnent, un écho, celui d'un soupir, comme d'un regret. Mais les gens rient trop forts ; Je conduis. A ma droite, la fille de la gare. Elle est là, pensive. Parfois, elle m'attrape la main. Comme en cours. En face de la fenêtre, il y a chez moi. Ce matin, je n'ai pas dit bonjour au soleil, il m'en veut. Je me moque de lui. Il est vieillot. La semaine dernière lorsqu'on a diné ensemble, il m'a annoncé qu'il démissionnait. Je lui ai dit que ça n'avait pas d'importance, j'ai un morceau du soleil, j'ai un substitut. Il était accroché à ma ceinture, il était écrit sur les coins de mes cahiers, et peut être même sur mon sourire. Aujourd'hui, par la fenêtre, je ne vois plus chez moi. Je ne vois plus le soleil. Ça fait des années qu'il m'a quittée. Ça fait des années que j'ai préféré la noirceur, en acceptant sa démission. Le soleil est licencié du monde, c'est pour ça qu'il fait gris ici, dans le nord de ce pays. Quand j'étais à une autre fenêtre, je voyais clairement le soleil, ça m'éblouissait longtemps après. Le matin, j'étais obligé de lui dire bonjour de toutes manières : c'est ça être polie. Il était tellement puissant et il souriait tellement que j'étais obligée de sourire aussi. Ça, c'était quand lui et moi, on était encore ami. Là, aujourd'hui, cette nuit est orange. Je conduis, et sa main est sur ma jambe. J'imagine qu'on doit encore être ensemble. J'entends sans cesse soupirer, j'ai du mal à me concentrer, et je demande à ma sœur d'arrêter. Ma sœur s'est assise derrière moi, elle s'est calmée. Elle boit de la bière. Les étoiles se couchent par les fenêtres, elles dansent, ce sont elles qui soupirent ! Le ciel est violet. C'est très étrange. A trois, les passagers de la voiture, du van, du train à temps partiel, de la vie, de ma vie que je conduis, chantent. Ils chantent leurs joies. Le ciel est blanc, derrière moi, luit le soleil de la nuit. Je vois les animaux qui courent, et chantent eux aussi. On a décidé de partir ce soir. Tous. Ensemble. Ensemble. Ensemble car, ils sont ma vie. Et je ne les laisserai pas partir. Ils sont ma vie, ils sont mes sentiments. Ces trois petits enfants. Ma sœur, lui, et la fille de la gare. Ces trois personnes aussi complexes qu'une dialectique, à elles-mêmes - formaient tout l'univers. Je ne parle pas de nostalgie, non, il faudrait des souvenirs, pour parler de nostalgie. Quoi, je vends l'hameçon ? Non, je n'ai encore rien dit, j'ai juste avoué, et à vous seul, lecteur, que ce soir, on est parti. On est parti. On est parti, et sous ce ciel de désert et de poussière, il n'était pas question d'abandonner. Je les emmène loin de ce qui fait que je suis détruite, et qu'aujourd’hui, eux le sont aussi. Je les sauve, car je sais l'avenir. Je l'ai lu, le dix-huit février, dans l'incompréhension de la femme que j'aime, dans les yeux de ma sœur et dans l’article de journal, relayé en page en six. Je les emmène, pour fuir le dix-huit février, pour l'instant ça va -, le ciel blanc, la lumière du soleil et la neige m'indique qu'il fait encore nuit. On ne sera jamais demain. 66. Route 66. J'ai passé le panneau, ma sœur chante, Useless. Ça devient de plus en plus disgracieux. J'entends des soupirs, et des bruits de pneus. Par de là les fenêtres, le ciel de lumières se découpe. Il devient gris. Gris comme les pierres des tombes, comme le macadam. J'entends le rire de la femme que j'aime. J'entends la nuit et le soleil qui me supplie de revenir. Je suis allée trop loin cette fois ci, beaucoup trop loin : j'ai rejoint le dix-huit février. Il n'est pas question de faire demi-tour, ça nous tuerait tous. Et cette nuit-là, j'avais négligé la carte IGN, et même la météo. Les changements succincts ne m'avaient pas étonnée. La voiture-van et train à la fois non plus. Le soupir des étoiles, et la brume. La brume. Celle qui envahit la route. Celle qui m'a rendue aveugle. Il n'y avait plus de chants, juste des soupirs. Je connaissais la rengaine. Ça fait un an et demi que j'emprunte la Route 66. Un an et demi que je freine par peur. Un an et demi que je tombe dans le noir. Dans l'eau. Mais cette nuit, on essaiera encore de partir. Cette nuit, je freinerai encore. Ils disparaitront dans le noir, et dans la morsure glaciale de l'eau, prisonnière de cette voiture, ma sœur partira en fumée. Lui aussi. Et ma femme, à qui je tenais la main, ma femme deviendra poussière. Dieu l’a dit, au début, vous vous souvenez ? Et quelqu'un me tirera de l'eau. Et encore, je serai seule à être sauvée par Dieu. Ou le Diable.
SYNOPSIS
Lorsque tous les jours à six heures du matin, elle arrange son col de chemise et se maquille face au miroir, Lulu ne se reconnait pas. Parfois, elle s’arrête et observe son visage avec béatitude et ressent soudainement une sensation d’expropriation pure de son corps. Qui est-elle ? Que fait-elle ici, prête à entrer dans le trafic, pour aller prendre place parmi une élite combattive assoiffée de connaissances ? Que fait-elle ici, alors que ses pieds ont traversé des jours durant, le désert ? Ces matins-là, Lulu ne distingue plus le vrai du faux. Entre rêves et réalités, elle tente de préciser ses souvenirs, ses illusions qui lui apparaissent comme des évidences, et ses actes qui lui apparaissent parfois comme étrangers à elle-même. Elle tente de fuir, fuir de ce carcan dans lequel elle s’est réfugiée, mais elle redéfinit elle-même le principe de fuite – Il n’est plus question d’avancer désormais, elle fuit le futur. Dans la quête de son passé, elle s’observe et tente indéfiniment de corriger ses actes. Il n’y a pas de solution, elle devait forcement être quelqu’un d’autre, car entre l’art, le drame, l’inconscience, la délinquance, le voyage, l’origine, les promesses et l’amour, elle a perverti son identité. Lorsque tous les jours, à six heures du matin, elle arrange son col de chemise, et se maquille face au miroir, Lulu ne se reconnait pas. Comprendre comment aujourd’hui Lulu peut être ce qu’elle est, tout en étant autre hier, sera le but de sa quête existentielle. Mais comment accepter que la fuite soit déjà réalisée ? Dans une vie de femme, sous les pressions sociales, dans une vie où toute une génération est bercée par le nihilisme, dans une vie d’homme contemporain où l’on se sent créateur de ses propres limites, Lulu n’a pas eu d’autres choix que d’abdiquer pour la paix intérieure. Rongée par la culpabilité, elle a su se construire une vie différente, et c’est de cette vie différente qu’elle jette un regard rétrospectif sur ce qui est, finalement, l’histoire d’une réussite.