White River Junction

coob

C’est à White River Junction que tout a commencé.

Le chauffeur du bus nous avait donné dix minutes de pause. J'ai suivi les autres dans la station service. J’ai pris un café comme à l'aller, et un paquet de chips au Sweet Maui Onion, parce que j'aimais bien le nom, ça me faisait penser à Hawaii et aux Maoris.

Sur une étagère poussiéreuse il y avait un grand mug de voyage en plastique à 6$. Je me suis vue le poser près du changement de vitesse dans ma voiture tous les matins pour aller au boulot, comme dans les séries. Je me suis dit Chouette  ! Ce mug va me changer la vie quand je serai rentrée en France.

Et puis j'ai senti quelque chose s'effondrer dans ma poitrine.

Je l’ai reposé et je suis allée m'assoir sur le vieux banc dehors. Les sublimes collines boisées se paraient d’or dans la lumière d'orage. Les autres voyageurs se dégourdissaient les jambes en silence, une boisson à la main. Le chauffeur semblait avoir du mal à se défaire de la vieille qui réclamait la wifi à bord.

J'étais au milieu de nulle part, à la frontière entre deux états, à huit mille kilomètres de chez moi.

Subitement, je me suis levée, j’ai sorti mon téléphone de ma poche, je l’ai balancé dans la poubelle et je suis rentrée me chercher un second café.

Quand je suis ressortie, le Greyhound avait disparu.

J'ai pensé à mon siège vide dans le vol Montréal-Lyon du lendemain.

J'avais osé.

J'ai acheté un billet pour repartir dans l'autre sens. Et je suis rentrée à Boston.

                                                   I

Ma chambre était située au 7e étage d’un vieil hôtel en briques. Le parquet craquait sous la moquette, c’était spartiate et vieillot. J’avais une grande fenêtre à guillotine qui donnait sur les toits pleins de néons. J’apercevais des lilliputiens jouer au basket dans le gymnase en bas.

Au loin on voyait les avions décoller de Logan et voler lentement au-dessus de la mer.

Il y avait un long bureau, sans chaise. Un grand placard sans cintres. La moquette avait connu des jours meilleurs. Je me suis laissée tomber sur le lit. Il était bien dur, comme j’aime. J’étais près de la sortie de secours, au bout du couloir, en face des sanitaires des années cinquante.

Je me suis dit  : le plus dur est fait.

Quand je me suis réveillée quelques heures plus tard, la nuit tombait, je me suis approchée de la fenêtre et je voyais un élève du Conservatoire d’en face dans une pièce illuminée. Il jouait du trombone. On se serait cru dans une comédie musicale. Les toits de Boston, le crépuscule, et la musique. Dans la pièce d’à côté, on devinait une fille en robe noire, bras nus, qui jouait du violon, mais je ne l’entendais pas.

Toute ma vie d’adulte, j’avais rêvé d’être un jour dans la peau de la Woman in the Sun de Hopper, pour éprouver cette liberté totale, cette solitude magnifique, dans un espace nu.

J’y étais enfin.

Je sentais la ville gronder à mes pieds, j’avais décidé que plus personne ne devait m’attendre où que ce soit, j’étais seule et je me sentais incroyablement vivante.

Retourner en France, c’était mourir.

Je n’avais aucune idée de ce que j’allais bien pouvoir faire, mais au moins j’avais cette certitude que rien ne serait plus au rabais ni en minuscule.

Tout me bouleversait dans ce pays.

L’architecture, la langue, la beauté, la simplicité,

ma liberté.

La lumière.

J’aimais leur confiance absolue en leur destinée manifeste, personnelle.

Les slogans d’encouragement, partout.

Yes, you can Just do it Be you

Je me sentais forte, en Amérique, invisible, intouchable. J’avais envie de me fondre dans le pays, de disparaître.

En laissant le bus repartir sans moi dans le Vermont, j’avais décidé d’admettre ce que je savais depuis toujours: c’était ici, chez moi.

On pourrait penser que prendre la fuite, décider de tout plaquer, s’accompagne inévitablement de larmes et de cris, de flots d’alcool ou de drogues dures, de kilomètres à tombeau ouvert ... Pour moi, rien de tout cela. J’avais pris ma décision de façon impulsive mais très calme. Je ne pensais à rien. Je ne regrettais rien. Je me contentais d’être extatique.

Le lendemain j’ai pris le ferry pour Salem. J’avais envie d’inaugurer ma liberté en rendant visite au Peabody Wessex Museum, et à ses collections d’objets exotiques ramenés par les marchands de l’époque.

Un musée comme un roman de Melville.

J’ai été bouleversée par la petite section d’art inuit. Des sculptures essentiellement, sur serpentine, ivoire, os de baleine, andouiller de caribou ... Des visages, des esprits, des chamanes en transformation, des hiboux, des ours, des boeufs musqués avec une grosse bosse dans le cou et des cornes qui leur reviennent au-dessus des yeux.

Il y avait aussi quelques scènes de pêche, avec un homme penché au-dessus d’un «allu», le trou de respiration du phoque. Une scène de dépeçage sculptée dans une défense.

Je me suis assise dans la salle un instant, il y avait juste un couple très discret dans la pièce avec moi, et pour la première fois depuis des années, je me suis sentie complète, en harmonie totale avec l'univers, à ma place, enfin.

Peu importait ce à quoi j’avais renoncé, j’étais tellement heureuse de me retrouver. Tellement heureuse de ne plus avoir à faire semblant d’être quelqu’un que je n’étais plus. De me sentir à bon port, auprès de moi-même.

De retrouver cette partie de moi qui n’avait pas été totalement dévastée par le cancer.

Mon moi rêvé. Moi, la voyageuse, la lectrice, la photographe.

Pas le mouton noir marqué par le sceau du malheur que j’étais devenue en France. Moi l’oeil avide. La curieuse insatiable. La bourlingueuse bibliophage pour qui la vie était un jeu d’enfant ... Cette baleine blanche.

Les quelques semaines qui ont suivi, je suis restée à Boston, dans ma chambrette anonyme. Je vivais de mes économies, d’Oreos et de café. C’était l’été, je dormais la fenêtre grande ouverte, pour écouter la ville, et sentir l’Atlantique. Le soir, j’écrivais, torse nu sur mon lit. J’apprenais à ne plus me soucier des cicatrices en creux. J’écrivais tout, tout ce que je ne disais à personne pendant la journée.

On s’habitue vite au luxe de la sauvagerie.

Signaler ce texte