11:11, sur l'autoroute A666

Mathieu Rigard

C'était le jour où papa et maman m'ont oublié sur l'autoroute.

Le plus bel été du monde ! Je me souviens de mon frère qui chantait le rock, il sautait sur son lit en grattant sa raquette de tennis. En pyjama. De mon cousin, qui restait des heures dans la piscine, du chien, du soleil et de la vieille boite à cigares où était caché le trésor.

Je me souviens des sorbets à l'orange et au citron, du jet par terre contre le saule qui se répandait en flaque puis en ruisselet sur la poussière de la nuit tombée et de moi, qui n'en perdait pas une miette de tout ça, pour le raconter à mes petits lutins.

Mais une histoire comme ça, ça va te faire dormir.

- Pas du tout, au contraire. Tu sais que je ne m'endors jamais en consultation. Ali tenait nonchalamment le volant de sa main gauche, le coude à la portière, son autre main tout aussi nonchalamment posée sur le genou de Lise.

- Très drôle, monsieur le psychologue concret ! Un article en gestation peut-être ? Un titre : La femme qui prenait son chapeau pour un mari ?

Ils rirent doucement tous les deux. On aurait dit deux adolescents dans l'insouciance du mois d'aout, n'eut été les deux enfants qui dormaient à l'arrière et les petites rides qu'arborait Lise aux coins des yeux lorsqu'elle était soucieuse.

Elle laissa un instant son regard glisser sur la campagne environnante. Celle-ci s'étirait, impressionniste à cette vitesse, dans l'obscurité de la nuit. Elle reprit : « J'avais 5 ans. On s'était arrêté dans une station pour que papa prenne un café. Ils croyaient que je dormais. Maman a accompagné Mathieu aux toilettes. Elle a dû en profiter pour se remaquiller, toujours parfaite maman, même sur l'autoroute... et ils m'ont oublié.

Ali serra sa main sur le genou de Lise.

- Tes petits Lutins ?

Le regard de Lise, toujours fixe, glissait sur le lointain : un champs de quelque chose, un bosquet d'arbres, une centrale nucléaire... Elle se passa la main dans les cheveux.

- Ils avaient quelque chose à me montrer, quelque chose de très important, alors j'ai laissé ma couverture en boule sur la banquette et je suis sortie de la voiture.

Soudain Lise se redresse. Regarde ! Son doigt montre l'horloge digitale du tableau de bord. Elle affiche 22:22. Il faut faire un vœu.

Ali fait la moue en haussant les épaules. Ce qu'elle peut être puérile par moment, mais qu'est-ce que c'est bon de l'être, avec elle ! Puissent des moments comme celui-là se reproduire et faire des petits, souhaite-t-il tout de même, au cas où. Il regarde sa femme. Elle sourit. C'est comme si son sourire éclairait l'habitacle de l'auto. Ou alors c'est cette horloge à la con.

Lise est très belle. Elle a cette beauté sûre et durable des femmes faites pour aimer. De ces femmes que l'on admire discrètement, qui parlent peu, mais pas pour ne rien dire, et que l'on place naturellement sur un piédestal. De celles dont on a aucune chance d'attirer le regard tant il apparaît qu'elles n'ont besoin de personne. Qui semblent se suffire à elles-mêmes, comme ça, comme les chats. Le genre pour lesquelles il ne vaut mieux pas trop se faire d'illusion. Un rêve qu'on a trop peur de voir disparaitre à le vouloir devenir réalité. Un rêve qui dure maintenant depuis 11 ans de bonheur. Une réalité magique.

Maintenant elle reparlait de ses lutins. Ces personnages avaient accompagné son enfance. Objets transitionnels, comme un doudou pour d'autres et qui l'avaient aider à vivre dans le monde des adultes sans complètement se laisser contaminer par lui. Ali avait pour règle de ne pas s’aventurer trop avant dans l'analyse de la femme de sa vie, et encore moins dans celle de la vie de sa femme. Cependant il entendait ce qu'elle lui disait et au sujet de ses petits Lutin, elle avait été relativement prolixe. Elle ne les voyait plus depuis l'adolescence mais leur souvenir était associé à tant d'évènements agréables qu'elle en parlait souvent.

Lise avait perdu le fil de ses pensées.

Elle avait posé sa tête sur l'épaule d'Ali. Il pouvait sentir l'arôme de ses cheveux. Un parfum unique. Le genre de parfum qui rappelait tellement de bons moments. Le genre de réminiscence qui donnait envie de fermer les yeux pour mieux en profiter...

Bon sang ! La route ! Ali pris les devant : « On s'arrête à la prochaine, j'ai besoin d'un petit café ».

Lise n'a rien dit. Elle le regarde. Elle réfléchit.

- OK, dit-elle enfin, mais tu ne seras pas trop long. J'aurais bien mangé au self, comme on avait prévu, mais on va essayer de ne pas les réveiller. Comme lui, elle préférait que la crise de fatigue tyrannique de Victor en cas d'éveil nocturne ne resta qu'à l'état d'éventualité.

- Mon amour, se contenta d'ajouter Ali, tu parles avec la voix de la sagesse.

- Je resterai dans la voiture.

- Parfait, conclut-il, il y a une station service dans une dizaine de kilomètres il me semble.

Le bourdonnement sourd des pneus sur l'asphalte, le ronronnement du moteur, firent mine de s'installer en guise de silence.

- Lise ? reprit Ali.

- Oui ?

- Tu me racontais un truc, il hésita une seconde... important, de l'époque où tu étais gamine...

- Oui.

Le regard de Lise vagua à nouveau dans le lointain défilant.

- Ils avaient quelque chose de très important à me montrer. Pour une fois c'était pas moi qui les appelait. C'était un de ces trajets où personne ne parle. C'était tendu dans la voiture, même le chien, dans le coffre s'était fait tout petit.

- En même temps, Taffi était un Pinscher, on connait plus gros comme molosse, tenta Ali en souriant.

- Tu penses à Victor, quand tu dis molosse ?

- Oh ! fit Ali, faussement outré. En même temps c'est sûr que Victor serait très efficace pour garder la voiture... ou la maison. Plus efficace que Taffi du moins.

Ils rirent à nouveau.

D'un coup d'oeil dans le rétroviseur - rétro de père de famille, penché comme ça, en diagonale - Ali s'assura que rien ne bougeait à l'arrière. Les enfants dormaient. Victor, sept ans, le menton contre son torse, montrait encore les signes de sa lutte acharnée contre le sommeil. L'ainé. Il est arrivé à faire crier sa sœur plusieurs heures d'affilé avant de s'endormir, une performance notable, même pour lui.

Lise reprit : « Ils m'ont appelé. Au départ je ne les voyaient pas, je veux dire, lorsque j'étais encore dans la voiture, mais je les entendaient m’appeler. Lise, viens Lise, viens vite, regarde tous ces cadeaux. Je me souviens avoir pensé que ça n'était pas possible, ça n'était pas du tout mon anniversaire. Mais ils avaient l'air tellement content, leurs voix étaient tellement enjouées, tu vois ?

Ali voyait très bien. Il voyait très bien Lise, perdue dans son monde imaginaire à cinq ans. L'âge qu'aurait bientôt Marion.

- Alors j'ai ouvert la portière. La petite lumière s'est allumée puis s'est éteinte lorsque j'ai refermé derrière moi. Ils étaient en contre-bas, après un talus et une rangée d'arbres. Je me suis guidée à leur voix, ils riaient et chantaient pour moi. Alors j'y suis allée. Ils m'attendaient à l'entrée d'une toute petite grotte. C'était tout lumineux et tout coloré. Comme à Noël. Une véritable petite crèche ! Et ils avaient tout plein de petits cadeaux pour moi.

- Alors que ça n'était même pas ton anniversaire. Ou...

- Comme à Noël, répéta-t-elle, perdue dans ses pensées... Les lumières, jaunes, mauves et bleu, brillait en une pulsation chaude et rassurante, comme les battements d'un cœur, comme une douces berceuses. C'est un sentiment plus qu'un souvenir, comme quand on était tout petit.

- Archaïque ? proposa Ali.

- Oui, peut-être. En fait je ne sais pas très bien ce que j'ai vu de la caverne de mes petits lutins, avoua Lise. Quand j'essaye de m'en rappeler ça fait comme un rêve au matin : j'ai des images et une sensation et l'instant d'après c'est le vide, il n'y a plus rien. C'était rassurant en tout cas et le temps s'est comme figé. Après, c'est une jolie dame qui m'a offert un chocolat chaud. Il faisait nuit, mais je n'avais pas peur. Elle sentait bon. Elle m'a prise par la main en parlant doucement. Elle m'a accompagnée dans la station et a mis une pièce dans la machine. Je me souviens que c'était merveilleux pour moi, comme de gagner aux pinces, ou à la loterie des nounours de la fête foraine. Le gobelet est tombé avec son petit bruit de plastique. C'était le meilleur chocolat chaud que j'ai jamais bu. Depuis je veux toujours prendre des chocolats sur l'autoroute mais je suis toujours déçue. Je ne retrouverai plus jamais un goût comme celui-là.

- Et tes parents, ils t'ont retrouvée ?

- Oui, et c'est pour ça que je pense que le temps s'est figé. Je ne sais pas combien de temps il a fallut pour aller jusqu'à la sortie suivante et revenir, ressortir puis prendre la bonne station, mais je n'avais pas encore fini mon chocolat lorsqu'il sont arrivés.

- Effectivement.

Lise regardait toujours au dehors.

- Et ?

- Et. Et ils n'ont rien dit.

- Rien dit ?

- De tout le reste du trajet.

- Outch. Dur, ça. Et ton frère ?

- Lui non plus. Et tu veux que je te dise le pire dans tout ça ?

- Je ne suis pas sur, tu y tiens vraiment ?

- Ne fait pas l'andouille, je suis sérieuse. Le pire tu vois, c'est qu'après plus rien n'a été comme avant. Comme si quelque chose entre nous s'était brisé. Comme si ce qui avait été dit sans moi, dans la voiture, avait scellé nos relations pour toujours.

- Et que penses-tu qu'il s'y est dit ?

- Je ne sais pas.

- Moi je pense que ça n'a rien changé. Tes parents sont restés ensembles par habitude, ton frère à fait sa vie de son côté et toi tu est restée la mystérieuse expression de la divinité sur Terre que jamais personne ne pourra comprendre et qui enchante ma vie à moi jour après jour.

Lise regarda Ali, comme étonnée, puis enfouit son visage dans son cou en l'embrassant.

Lise réfléchissait.

Du coin de l'oeil Ali admira ses traits, détendus, gracieux, se refléter dans la fenêtre. Lise était magnifique. Une femme dans toute la splendeur de l'été. Ses cheveux tombaient sur ses épaules nues, en cette fin de mois d'Aout. Seul un ruban noir habillait son front, dégageant entièrement son visage. Ali du réfréner son envie de l'embrasser. Il posa sa main sur celle de lise qui serra légèrement les doigts autour des siens.

Lise reprit, en parlant à son image dans la vitre.

- Je ne sais pas ce qu'ils ont dit pendant mon absence, mais je sais ce qu'ils disaient à l'allé.

- Quand vous êtres partis en vacance ?

- Oui.

- Un patchwork de souvenirs amalgamés dans ta mémoires en strates depuis tes cinq ans ?

- Non, enfin, je ne pense pas. Peut-être. Cette nuit là mes parents avaient à parler. C'était avant que nous partions chez mes grands-parents. 3 semaines de vacances. Ma mère avait exigé de mon père qu'il prennent ce temps, infiniment long sur ses cinqs semaines annuelles, pour venir avec nous. Elle lui avait dit : « Nous avons besoins de nous retrouver », de ça, je me souviens. Mon père avait accepté, non sans râler, et nous étions partis. Dès le départ il y avait eu de la tension. Pour faire le coffre, ma mère n’apportait pas la bonne valise au bon moment.

- J'imagine l'ambiance des vacances.

- Non, tu n'y est pas du tout. Une fois là-bas tout c'était arrangé comme par magie. Papa riait et enlaçait maman par la taille. Du coup je ne sais pas du tout pourquoi tout c'est dégradé comme ça sur le chemin du retour.

- La fin des vacances, tenta Ali, le fait de revenir jusqu'au point de départ ?

- Mais je ne me rappelle pas d'une quelconque morosité de leur côté à ce moment là. Non.

- Ton frère ?

- Mathieu ? Mon frère est bien incapable de faire changer mon humeur, en bien ou en mal. Comment crois-tu que j'ai pu survivre à son enfance et à son adolescence ?

- Lise, si ça ne viens pas de tes parents, ni de ton frère...

Lise posa à nouveau sa tête sur l'épaule d'Ali. Le temps passa. La route. Le paysage.

Ali pensa aux petits lutins de Lise. Il ne savait pas, au juste, à quoi ils ressemblaient. D'après ce qu'il avait comprit ils était petits et il les imaginait par lot de trois ou quatre avec des bonnets rouges. Il regarda Lise : « Tu a eu peur ? Je veux dire, quand tu étais toute seule ? ».

Elle mâchonnait une mèche de ses cheveux. Il y avait quelque chose d'absent dans sa voix, quelque chose de lointain lorsqu'elle lui répondit.

- Peur ? Non ? Ils était avec moi. Mais il faut que tu comprenne, ça n'a duré qu'une fraction de secondes pour moi. Une fraction de seconde qui a eu la texture de l'éternité, comme un rêve, un film entier qui se déroule au rythme apparent de la vie, mais où les heures sont des secondes.

Le silence revint. Lise repartait dans ses pensées. Ali insista : « c'est une chose que j'aimerais vraiment comprendre, cette sensation que tu avais, à ces moments-là ».

- Avec mes petits lutins ?

- Oui

- je te l'ai déjà dit, c'est comme un rêve. Un rêve éveillé.

- Du somnambulisme ?

- De l'hypnose.

Ali la regarda interloqué.

- Quand est-ce que tu as pratiqué l'hypnose ?

Lise se retourna vers lui et glissa sa main dans sa chemise, sur son torse.

- Mhm, dit-t-elle, serait-ce la suave et délicieuse expression de la jalousie ?

Ali fit bien mine de se débattre mais la main de Lise se cramponna à son pectoral gauche. De toute évidence, l’exiguïté du lieu ne lui laissait que peu d'alternative de fuite, d'autant que la tentatrice possédait un avantage de taille : elle n'avait pas à assurer la trajectoire d'un amas de plastique et d'acier lancé à 130 kilomètres heures sur l'autoroute.

- Mais non, enchaina-t-il, émoustillé dans ses retranchements masculins, c'est juste que cette pratique clinique est un tour de passe passe de charlatan, voilà tout.

Lise prit un air désolé.

- Oh, monsieur le professeur, peut-être ai-je été abusée. Peut-être qu'une idée étrangère m'a alors été subrepticement inoculée à l’insu de mon plein gré ?

La main de Lise glissa le long du torse d'Ali. Elle approcha sa bouche tout près de l'oreille de son mari et chuchota : « Peut-être que depuis, cette idée m'habite, parasite mon âme et me donne des idées lubriques... ».

Ils rirent tous les deux.

- La sortie est là, mon amour, lança-t-il, sauvé par le gong. Et puis ça tombe bien, ajouta-t-il, je vais avoir besoin d'un remontant et d'un peu de recul pour réfléchir à ton problème de contamination lubrique.

Lise se cacha pudiquement la tête dans ses mains en riant à nouveau, puis la voiture s'éclaira au côté droit d'orange intermittent, puis s'engagea en ralentissant sur l'embranchement de sortie.

Il n'y a jamais de places près des stations. On est obligé d'aller se garer un peu plus loin, là où il n'y a pas de toit couvert quand il se met à pleuvoir.

Une fois le contact coupé une surprenante quiétude emplie l'habitacle de la voiture. Un silence assourdissant, vibrant comme un acouphène, dans les tympans de Lise et dans les siens. La rumeur de la pluie tombant sur le toit de tôle complétait le tableau. Lise esquissa un sourire. Il pris son visage, doux, dans ses mains et ils s’embrassèrent tendrement. Mais les capacités de vessie d'Ali ayant toujours été insignifiante, il activa le mouvement et sortit de la voiture.

Dans la station Ali se rendit directement dans les toilettes pour dames. Oui, comme de bien entendu un petit panneau jaune annonçant « pour votre confort l'entretien de ce lieu est en cours » barrait, infranchissable, la porte de celles pour hommes.

Après s'être lavé les mains avec un savon mousseux et une eau parfaitement tiède, Ali eut l'honneur de tester un nouveau genre de sèche-mains d'avant garde. Plusieurs tentatives peu concluantes l'incitèrent a prendre finalement l'option classique du « derrière de pantalon », puis il se dirigea d'un pas résolu vers les machines à café. Des machines dernier cri s’offraient à lui, servile et branchées, sur un pan de mur entier. Ali ne pu réfréner un frison. Il glissa délicatement sa pièce dans la fente prévue à cet effet, son doigt hésitant glissa sur les touches tactiles pour finalement s'arrêter sur « boisson chocolatée sucrée ». Un discret cliquetis, à peine audible, l'avertit que l'irréversible processus était entamé. Une icône lumineuse suggérait déjà le remplissage d'un gobelet virtuel. Puis ce fut l'apothéose : une sorte de piédestal rétractile que découvrit un petit portillon coulissant descendit sur son vérin pour lui présenter son chocolat, dûment servit, dans un gobelet de plastique moulé.

« Faire vite », pensa-t-il. Lise et les enfants attendaient.

Lorsqu'il s'en saisit, Ali remarqua la qualité de conception du gobelet. Des sortes d'ailettes, savamment disposées sur le pourtour de l'objet, garantissaient une préhension sécurisé, quelque soit la température du liquide contenu. Cela ne l’empêcha pas de se diriger en direction de la voiture à grandes enjambées tout en se brulant la langue au sixième degré. C'est toujours étonnant ça, pensa Ali, la propension qu'on a à adopter une démarche étrange, en canard, les genoux en dehors, lorsqu'on marche en buvant une boisson brulante, tout comme il est étrange qu'on se précipite pour boire au lieu de laisser refroidir. Ali arriva cependant promptement à son automobile, relativement content de sa performance globale. En effet, nonobstant un léger tiraillement à la nuque et des élancements aigus à la langue, il était, en moins de 4 minutes, de retour et dispo pour reprendre la route. Il s’apprêtait à partager son enthousiasme avec Lise lorsqu’en s'installant au volant il s’aperçut que quelque chose ne tournait pas rond.

Lise n'était plus dans la voiture.

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