La jalousie (du temps qui passe)

Adé Wonka

Concours Transfuge.

La jalousie (du temps qui passe)


Ses yeux fatigués observent les mains dodues et lisses de la petite fille. De ces gestes malhabiles, ses doigts d'enfant tentent d'emprisonner des perles de pacotille sur un fil de nylon qu'il a trouvé pour elle dans son atelier.

Le soleil d'une fin de journée d'été souligne les reflets roux de ses cheveux d'ange. Elle fait une moue boudeuse, concentrée. Il aura fallu s'y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir enfiler successivement une rose, une beige, une rose, une beige.


Il ne sait si c'est la chaleur ou la vue du fil de pêche, mais, tout à coup, les souvenirs font surface: les après-midi au bord du canal avec son frère, les heures passées à déterrer des vers, les quelques francs piqués dans le porte-monnaie pour s'offrir (quel trésor!) un hameçon neuf et quelques appâts.

Et à seize heure tapante, la tartine de beurre salé et de confiture de mûre confectionnée par sa mère.

L'enfance, l'innocence, la candeur. Un appétit de découverte où le danger disparait sitôt que l'on s'enfouit dans les jupons maternelles. Un monde où tout est encore possible.

Ainsi vont les jours, les mois, les années. On grandi et on quitte la maison familiale. Une rencontre bouleverse la routine, et pleuvent les projets.

Il regarde ses mains: deux mappemondes qui témoignent d'une vie de travail. Les petites cicatrices liées au travail du bois, les ongles jaunis par le tabac brun. Il se souvient des levés à l'aube, l'odeur vaporeuse de la rosée lorsqu'il traversait le petit chemin de campagne à vélo pour rejoindre la menuiserie “ Grosjean”


On bosse, et les mômes deviennent adultes. Alors la roue tourne: les mariages, les naissances, les baptêmes et en moins de deux, nous voilà du côté de ceux qui ont vécu. De ceux qui n'ont plus vraiment de rêves, mais des anecdotes à la pelle. Il soupire.


A présent, la voilà qui tire la langue. Elle a réussi à mettre toutes les perles (finalement!) Il est temps de faire un double noeud sur le fermoir.

Elle sollicite son grand-père du regard. Elle le supplie de lui venir en aide avant que ne se répande une nouvelle fois son ouvrage sur la table de jardin.

Mais il ne bouge pas. Elle geint. Il se surprend à vouloir la prendre par les épaules et la secouer:

“Qu'est-ce que tu as, gamine? De quoi tu te plains? Ne connais-tu pas ta chance? Ne sais-tu pas que tu en es aux premiers instants d'une aventure incroyable? Les heures tournent et je redoute chaque seconde le moment où je ne ferai plus partie de tout ca. Le vent dans les saules, le murmure du ruisseau, le parfum de ta grand-mère... Tu as des milliers de kilomètres tapies sous tes pieds, des sentiments qui ne demandent qu'à se répandre, des projets dont tu ignores encore l'existence mais qui feront battre ton coeur à tout rompre.

Je donnerai n'importe quoi pour avoir une autre chance. Et toi, tu es là à chouiner pour un bout de bracelet en plastique.”


Elle s'agite sur sa chaise et suplie d'une voix timide: "Papyyyy...S'il te plaiiit"

Mais il ne peut se résoudre à bouger. Il est comme pris d'une rage soudaine, d'une injustice, d'une jalousie irrépréssible face à sa propre petite-fille.

“Le temps file et ne revient pas. Il écorne les souvenirs, vole les voix, efface les visages. Il rogne le futur petit à petit. Toi, tu es là, tu étales l'insolence de ta jeunesse. S'étendent devant toi des dizaines de saisons quand le compte à rebours de mes derniers printemps s'est enclenché.

Ainsi va la vie, dit-on. Les gosses grandissent et les vieux cèdent la place.”

Dans un soupir, le vieux fini par se lever péniblement de sa chaise. Malgré un léger tremblement, il retrouve la sûreté de ses gestes. Des années de pêche ne s'oublient pas si facilement.

Dans l'embrasure de la porte, une voix de femme demande ce qu'il se passe. Ah! Cette douce voix! Françoise... Toujours aussi belle malgré les années! Il l'aime tellement...

La fillette se précipite vers elle et expose fièrement son poignet potelé. Sa grand-mère lui caresse les cheveux. L'image est magnifique. Il ravale ses larmes, sa colère et sa jalousie.

                                                                                   

Signaler ce texte