Jalousie

Cleo Ballatore

Cela faisait longtemps que je le désirais. Je l'avais repéré bien avant qu'on ne soit présenté. J'avais découvert ce qui l'intéressait. M. était fasciné par les chaussures. Quand il rencontrait une femme, il la regardait du bout des yeux d'un air indifférent. Il examinait son visage, puis, il détaillait la silhouette s'arrêtant sur une courbe ou la délicatesse d'un poignet. Enfin, son regard se portait sur les chaussures. A ce moment là, une étincelle s'allumait dans ses beaux yeux gris et une lueur âpre les traversait. Le soir où je passai à l'attaque, j'arborais une paire de chaussures à talon haut à l'imprimé dalmatien et aux semelles aussi rouges que les cache-sexes des danseuses du Crazy Horse. Je les avais déjà testées et je savais qu'elles faisaient forte impression sur les mâles.

La première fois se passa dans sa voiture. J'avais insisté. Si les femmes défilaient dans sa vie, M. restait fidèle à son Audi noire et racée. Chaque week-end, il frottait doucement la carrosserie avec une peau de chamois et repeignait avec un fin pinceau quelques rayures imaginaires. Nos accords étaient les suivants : il ne devait faire l'amour avec personne dans sa voiture tant que durerait notre liaison. En contrepartie, il ne voulait ni scènes, ni cris, ni larmes.

Une fois que cet événement intensément désiré se fut produit, je connus les affres de la jalousie. Il me fit faux bond. Il m'humilia et me trompa. Lorsque nous étions ensemble, sa voiture devenait une nouvelle rivale. Je le regardais cachée derrière les rideaux du salon en train de l'astiquer et de cligner des yeux pour s'assurer qu'aucun grain de poussière ne venait ternir son noir étincelant. Je descendais alors le rejoindre arborant une nouvelle paire de chaussures pour l'appâter : python vert, peau de crocodile, imitation léopard...Je me ruinais et fuyais les appels désespérés de mon banquier.   

Et puis, le doute s'insinua. Et s'il  avait rompu notre accord ? Un soir, alors qu'il était dans la salle de bain, son téléphone bourdonna. J'appuyai prestement sur le bouton. Un SMS apparut : “@2m rdv Audi jtdr A.". Le lendemain, j'embauchais un détective privé.

Le premier rapport m'apprit que M. avait une liaison depuis trois mois avec A. Il lui avait présenté sa sœur. Il l'emmenait dans son Audi pour de longues ballades. En relisant le rapport, je fus frappée par son style dépouillé. Brusquement, j'eus envie moi aussi d'être suivie et que mes faits et gestes soient consignés. J'imaginais un homme obsédé par moi, en train de ruminer des pensées amères avec des éclairs de meurtre dans les yeux. Le jour suivant, j'allai sous un faux nom dans une autre agence de détective. Dès le lendemain, je repérai un jeune homme qui me suivait. J'allai d'abord au hasard des rues. Puis, je décidai pour mettre un peu de piment dans notre relation de commettre une action répréhensible comme voler une babiole à un étalage. Au fil des jours, une relation ambiguë se noua. Dès le matin, je planifiais notre parcours. J'alternais des décors frais et légers avec des lieux dangereux. Je draguais des inconnus aux terrasses des cafés.  

Un soir, un coup de poing ébranla ma porte. Sous la lumière crue du couloir, M. avait les traits tirés et le regard des mauvais jours.  

- "Quelqu'un me suit". Dit-il.

Il me soupçonnait. Techniquement, j'avais respecté notre contrat. Il n'avait jamais parlé des détectives privés. Je passai donc à l'attaque. Moi aussi j'étais suivie depuis une ou deux semaines. Il me regarda interloqué.

- “Se pourrait-il…” Il s'interrompit, songeur.

Le dernier rapport m'apprit qu'il avait rompu brutalement avec A.             

- “Je crois que j'ai été injuste.” Dit-il plus tard de sa voix douce.

Je décidai de profiter de mon avantage. Désormais, une fois sur deux ce serait ma soirée. Je définirai les règles. Il me regarda avec une curiosité perverse. Sur quoi pouvais-je fantasmer ? Ce soir là, je mis ma robe de mariée. Je l'avais achetée en solde et n'avais jamais eu l'occasion de la porter.


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