La Liste.

Nous passons beaucoup de temps à travailler l'élégance de nos âmes. 

Où est ce que j'ai vu ça ?

Ça y est, l'autre soir avec Alice sur l'ardoise d'Hassan « Nous mettons beaucoup d'ardeur à maquiller nos pâleurs. »

D'un seul coup, je n'ai pas très envie de ce diner dehors avec Cathy. Non. En fait, je crois que j'ai surtout envie d'être chez elle, chez moi, cette nuit, moi dans elle, non, d'être juste près d'elle.

—   OK Lucas, je termine vers 22H00, on dit juste après au « Vrai Paris » ?

—   Ça fait suer Cathy, c'est juste à coté du « V… », t'as vraiment envie qu'on se tape dans tous nos potes ou Hassan ?

—   On s'en fout Lucas non ?

On s'en fout.

On s'en fout ?

Pas certain.

Ça lui convenait. J'ai dit :

—   Oui.

J'ai réussi à quitter mon bureau assez tôt et suis repassé chez moi. Je devais juste poser mon ordinateur et me rafraichir.

Bilan des courses, j'y suis toujours, j'ai eu le temps de prendre Léa au téléphone pour organiser notre journée de demain. Sur ma table basse, un verre de brouilly, mon ordinateur ouvert et les mails de Jérôme en manque de reportings qui déboulent comme à Gravelotte sur mon écran. Analyse de la situation : Ne pas le faire monter en panique et répondre sinon c'est téléphone et ma soirée est pourrie... Mais, ne pas tout faire sinon j'y suis encore jusqu'à minuit est ma soirée est… Pourrie.

Décision : Subutex ! Je réponds à un mail sur 3.

J'ai pris le temps de passer sous la douche, et de me raser, tiens, tiens…, d'enfiler une chemise propre et un jeans, de me regarder dans la glace et de changer de chemise. Entre 2 réponses à Jérôme, je sors fumer une cigarette sur mon balcon et repense à la liste que je me suis promis de faire à Cathy. Trop sensibles tous les deux…

Ça fait un an que Cathy travaille chez Hassan, 3 semaines de congés plus ses jours de repos, à peu près 98 fois qu'on se voit... Comme j'arrive avant la foule, ou, le plus souvent, que je repars après… On papote pas mal depuis 6 mois. Ça fait plusieurs fois qu'on évoque ce diner. Mais que ça rate...

J'oubliais, ça fait aussi 3 mois qu'on a échangé nos numéros de téléphone. Beaucoup de messages aussi. Puis on s'est parlé. Beaucoup. Parfois moins.

Mais toujours… je cherche le bon mot… tranquillement ? Bof… Pudiquement ? Oui voilà c'est ça pudiquement. Et tranquillement aussi c'est vrai. Sauf une fois. Mal au ventre, peur, panique. Après cette soirée, c'est elle qui a eu l'idée de cette liste, « On devrait faire la liste de ce que pour le moment on ne s'autorise pas à faire ou à se dire. Ça pourrait nous aider à être moins en panique toi et moi non ? ». Trop sensibles tous les deux…

Bon. Moi je sais que les listes, ben, ça ne m'a jamais empêché de faire des tas de bêtises.

Mais je l'ai faite quand même.

On ne se regarde pas dans les yeux trop longtemps. On ne s'embrasse pas. On ne se propose pas d'aller boire un verre après le diner. Ou alors juste un, pas loin. On évite les mots comme « j'adore te voir », « j'aime quand t'es là », « je suis trop bien avec toi ». On ne se dit pas qu'on se manque. Et, surtout, on ne se dit pas qu'on est en train de tomber amoureux l'un de l'autre.

Ça devrait marcher.

Ça devrait marcher ?

Ça devrait marcher…

21 heures, faut que je me magne. J'attrape mes pompes et envoie trois derniers mails.

1. Léa, « Bonsoir Léa, désolé pas eu le temps de te rappeler ce soir. RV demain 9H00 au Forum. Bonne soirée, Lucas. ».

2. Jérôme, « Bonsoir Jérôme, Tu trouveras ci-joint la projection de Chiffre d'affaires extraite de notre première journée de soldes. Compte tenu de nos historiques, et de la tendance météo du Week-End, nous devrions sauf erreur atterrir à +3%. Il serait sans doute prudent d'anticiper une hausse du trafic en magasin sur la journée de samedi sur laquelle, Charlotte a prévu en renfort en communication. Par ailleurs, la question de l'anticipation de la 2ème démarque est à traiter dès demain Je suis en tournée avec Léa demain mais joignable si nécessaire. Bien à toi, Lucas. »

3. Eric, je lui forwarde le précédent et rajoute « Hi, Je te passe le relais. J'ai assuré la prise en charge. Fonctions vitales stabilisées. Si tu sens que c'est nécessaire n'hésite pas malgré tout : stocks, marge, merchandising, tu as le choix. Vas y doucement quand même. Moi j'en peux plus, je sors diner. Bye. »

Parfait, je ferme et je me casse.

Mon téléphone,

Sonne. Agnès...

—   Bonsoir Maman

—   Bonsoir mon chou ça va ?

—   Oui Maman et toi ?

—   Ça va mon chéri, ça va, ça va…

Tonalité de genièvre et de tonic ; non. Ça ne va pas. Pas fort.

—   Bon. Tant mieux maman. Dis, je ne vais pas pouvoir rester longtemps, je sors, je peux te rappeler demain ?

—   Oui, bien sûr Chérie. C'est juste ton père qui m'a demandé de t'appeler pour savoir si tu venais dimanche.

—   Mince… Il a perdu mon numéro ?

—   Oh Lucas.

Pas très cool de ma part, elle fait ce qu'elle peut, « Désolé Maman. Donc oui je serai là ».

—   Parfait, je le dis à ton père.

—   T'es pas obligée.

—   Oui, je sais. Mais tant qu'il ne saura pas, il va me poser la question, alors…

—   Bon, OK. Grégoire sera là ?

—   Oui, Natacha et Alice aussi.

—   Super. Tu veux que je m'occupe de quoi ?

—   Rien mon fils, je crois que ton père a parlé d'acheter des huitres et Grégoire nous apporte le dessert.

—   Bon, ben ok, rien alors. Kiss maman.

—   Ça va sinon mon chou ?

Bruits. Glaçons dans son verre, et bouteille qu'on ouvre : Bombay Gin Sapphire. Si je ne me sauve pas, là, maintenant, je sais que c'est foutu.

—   Maman, il va falloir que je te laisse, j'ai RV pour diner aux Abbesses.

—   Ah. Tu embrasseras Hassan. Comment il va, ça fait longtemps qu'on ne l'a pas vu.

—   Oui, mais en fait je ne vais pas chez lui ce soir. Je dine avec Cathy, elle travaille avec lui.

—   La jolie brune que j'avais vu une fois c'est ça ? Elle est gentille ? Elle est serveuse tout le temps ou c'est juste en attendant ?

—   En attendant quoi ? J'en sais rien maman. Elle est serveuse en ce moment en tout cas. Mais tu sais on se connaît peu. Et oui, je la trouve gentille moi aussi. Vraiment. C'est pour ça qu'on dine justement. Bon maman, j'aimerais bien rester mais là je vais être en retard et ce n'est pas très poli.

—   File mon fils. Sois prudent. Je suis contente pour toi que tu sortes avec elle ce soir. Elle a vraiment l'air adorable cette fille. Je t'embrasse mon chou.

—   Moi aussi je t'embrasse maman. J'ai hâte de te voir. A dimanche.

J'attrape mes clopes, mes clés et mon portefeuille. Et je m'apprête à foncer. Passage dans la salle de bains pour un coup de parfum et deux prélèvements dans le tiroir de droite.

Je me ravise, reviens à la salle de bain, rouvre, repose et referme le tiroir, mais débarrasse la table du salon, passe dans ma chambre retendre mon lit, allume une bougie dans l'entrée.

J'attrape mon écharpe et enfile mon manteau. Re-tour devant la glace. Bon, je changerais bien tout. Mais je suis en retard. Je file.

J'ai relu ma liste dans le trajet du métro, ne suis pas certain de ce qu'il faut faire. On se l'échange, on se la dit…

Pas mal de monde en terrasse malgré le froid mais je ne vois pas Cathy. Je contourne quelques tables pour rentrer, des habitués essentiellement, quelques touristes, et un petit groupe de filles en train de diner, et de boire.

Ça parle fort, surtout une, très fort, on a le droit aux mecs qu'elle a chopé, et à tous les avantages d'« adopteunmec.com » versus « Tinder ».

Cette voix ; ça pue la tristesse. Elle m'agace. Mais je ne lui en veux pas, juste une voix humaine un jeudi soir à Paris, ou ailleurs… Vous aussi vous connaissez cette voix.

Ça a l'air cool les avantages produit «… tu te rends compte, il avait l'air pas mal, mais t'échappe peut-être au mec complètement chiant, à la bague au doigt, chien et un pavillon dans 3 ans ».

Oui. C'est vrai. Peut-être…

J'arrive pas à y croire. Rien contre « Tinder » et « adopteunmec » hein ? Pas pire qu'HetM et les PFG. Il faut bien vivre…

Mais définitivement pas pour moi pour le moment. Moi, j'ai été élevé par Agnès, alors, les filles, je n'y peux rien, je ne sais pas faire autrement, c'est toujours à l'ancienne. Comme là. Encore…

—   Mademoiselle, tenez.

J'ai ramassé le bonnet de la jolie blondinette assise à la table de célibattantes ; je lui tends.

—   Merci.

Non, ne me remerciez pas. Moi, j'y suis pour rien, je vous l'ai dit, c'est Agnès.

On se regarde quelques instant dans les yeux. J'aime bien ce que j'y vois.
Bon, Miss Voix recommence. Je me sauve.

—   Ben. C'est rien. Non, vraiment rien en fait. C'est ma mère qu'il faut remercier…

Et je rentre dans le bar en faisant signe à Cathy.

Je plonge la main sur ma liste dans la poche de mon jean.

En tout cas, tu ne lui dis surtout pas que tu es en train de tomber amoureux d'elle…

Surtout pas ?

Surtout pas.