La Loge de théâtre, le monsieur et la dame. Juste un geste.

esperance

Paris, janvier 1909, Théâtre de l'Athénée. A une représentation d'Arsène Lupin, une toute jeune fille assiste à une scène romanesque...

Sous son gigantesque chapeau, sa tête semble vraiment minuscule. Et ce rouge à lèvres passerait pour vulgaire aux yeux de bien des dames de mon entourage. Avec son manteau en velours de soie, noir et blanc aux reflets verts, je ne l’avais aperçue que de dos dans le foyer du théâtre.
Jusqu’alors, j’essayais de ne pas trop appuyer mon regard sur elle, mais Dieu merci, l’entracte étant toujours un moment confus, extrêmement bruyant et propice aux observations soutenues, je pouvais désormais m’attarder sur cet étrange couple.
La pièce est sympathique certes, les comédiens enthousiastes, qui ne l’est pas quand on joue les personnages hauts en couleur de Maurice Leblanc. Et ce Lupin est charmant,  fantasque et chevaleresque à souhait… Mais un entracte reste bienvenu pour observer la foule parisienne. J’aime ça, regarder les gens, imaginer ce qu’ils ont dans leur tête, d’où ils viennent, s’ils sont heureux, s’ils sont en danger, ce qu’ils aiment manger, et si leurs rêves sont exaucés parfois ou leurs vœux réalisés.
Emily, mon attachante et rebelle nany américaine dit que ça n’est pas correct, qu’à force les autres comprennent que je les observe, que parfois j’ai même un petit sourire qui peut les effrayer. A 13 ans ! J’ai 13 ans et mon sourire peut faire peur, imaginez un peu ! Elle-même, fraichement débarquée d’outre atlantique, aime dévisager les passants quand nous déambulons aux Tuileries, le Grand Bassin est notre centre d’observation privilégié !
Ce soir, c’est cette petite créature qui a attiré mon attention. Elle est assise juste au-dessus de nous, les dorures du balcon, en pleine lumière désormais, m’éblouissent et mes yeux ont besoin de quelques minutes pour s’adapter. Comme je l’avais remarqué, elle n’est pas confortablement installée au fond de son fauteuil, mais très proche du balcon, ses fesses doivent être vraiment très au bord du siège ! Est-ce pour s’éloigner de l’homme ? Pour mieux voir ce qui se passe en bas et sur la scène ? Elle se tient exactement comme pendant le premier acte, seule sa main gauche s’est posée sur le balcon tandis que son buste et sa tête n’ont pas bougé d’un millimètre.
Puis, quelque chose change là-haut. Est-ce qu’elle me regarde elle aussi ? C’est très étrange, car elle n’a pas bougé. Se dit-elle que j’ai de la chance d’être encore un enfant ? Ou que merci mon dieu elle est adulte désormais, belle comme tout, et que c’est bien mieux d’être une grande personne ? Presque adulte à vrai dire, car je la trouve bien jeune malgré le maquillage forcé… Et lui, il la regarde comme si elle allait s’envoler d’un instant à l’autre. Peut-être est-ce son père ? Oui, certainement, « petit oiseau, restes près de ton vieux papa, ne t’envole pas ». Ils sortent ensemble pour célébrer son retour d’études à l’étranger ? Ou bien ils sont montés de province se recueillir au Père Lachaise sur la tombe d’une tante, d’un cousin ou de la mère ?
Soudain, je la vois qui tend ses doigts vers moi. Puis aussitôt les referme comme emprisonnant de ses courts doigts le secret qu’elle voulait me lancer. Ou comme si elle avait jeté quelque chose au sol. Je regarde par terre, imaginant un petit papier sur lequel seraient écrit un appel au secours « aidez-moi, il m’a kidnappée, je vous supplie sauvez moi »… Est-ce à nouveau mon imagination, j’ai l’impression que son regard devient éploré, et que celui de l’homme se fait perçant et suspicieux comme s’il sentait qu’elle voulait se libérer. Ou sauter ? Sauter vers moi ? Comme une mère voudrait me protéger, me sauver de ces prochaines années terribles qui m’attendent loin de Paris ?
Mais déjà, le noir se fait, la pièce reprend, le rideau se lève, Emily s’agite sur son siège, me signifiant ainsi que je dois me concentrer sur la scène, celle qui se joue devant nous et non celle au-dessus de moi…
Ella laissera sa main par-dessus bord pendant toute la fin de la pièce, puis disparaitra sans même un dernier regard, dans le brouhaha du public enchanté, dans les vapeurs de cigares, les rires des femmes et les froufrous des jupons.
En me levant, mon regard s’est attardé sur le balcon d’en face.
Et je l’ai vu. Et j’ai compris. L’homme. Grand,  jeune, magnifique, triste, debout, les mains sur le balcon, les yeux sombres et le cœur abimé.
Heureux peut être d’avoir eu ce geste de la main, comme un faible signal de sa part à elle. Le plus qu’elle pouvait faire certainement.

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