Le diner effet de lampe – Eclairez ma lanterne
Laure Cassus
Quatre coups vifs résonnèrent en provenance de la porte d’entrée. Elisabeth agenouillée sur un tapis tenait par les mains une amie en tissu blanc et vert qu’elle estimait de deux ans son aînée bien qu’elle ne mesurât que trente centimètres environ. Le plancher grinça à intervalles réguliers sous le pas de sa mère remontant le couloir. La porte s’ouvrit et l’on put alors, dans une vigilance inconsciente, ressentir une arrivée d’air frais depuis la cage d’escalier et deviner des murs carrelés à peine couverts par les deux voix placées l’une à côté l’autre. Il entra. Elisabeth rangea sa poupée dans un coffre et se redressa guidée par le centre de la nuque en une posture qui puisse être à la fois stricte, élégante et légère. La jeune fille de bonne famille prit son tour dans la cérémonie d’accueil qui se déplaçait actuellement du couloir au salon.
- Bonjour Monsieur, dit l’enfant dans un souffle bien articulé assorti d’un regard franchement glissant en direction du sol.
- Madame vous me voyez ravi de faire votre connaissance ainsi que celle de votre fille.
Pourquoi n’avait-il pas dit charmante ?
- Cher Mister Anton, sans vouloir le trahir, je crois que mon époux est soulagé de vous savoir sur Lisbonne.
Nous sommes en 1890 et la contestation gronde dans les rues du royaume lusitanien. Car de l’Angola au Mozambique, les territoires épars, conquis et pacifiés de l’empire portugais doivent se voir réunis officiellement en une zone méridionale unique délicatement intitulée « carte rose ». Réalisant ainsi une articulation latérale d’Ouest en Est au seuil du continent africain. Mais la couronne d’Angleterre qui pour sa part comptait unifier dans l’autre sens, de bas en haut, de l’Afrique du Sud à l’Egypte, ne voit pas d’un très bon œil le croisement qui se présente soudain à elle. Si bien que sans tourner dans le bon sens giratoire, Sa Seigneurie britannique vient tout simplement de s’opposer aux accords prévus à Berlin et d’exiger le retrait portugais de la partie Nord du Sud de l’Afrique, mettant à terre le roi Carlos 1er du Portugal, désormais seul face à un peuple fin colonisateur et potentiellement prêt à en découdre en cette fin de siècle.
Autour de la table le dîner s’organise et dans un anglais approximatif M Gonçalvez dévoile le contenu de ses sources à son cher Anton. Les femmes font mine de ne pas entendre.
- Comme nous avons pu le constater en arrivant jusqu’ici, la rue est sous tension et le peuple s’agite idiotement, prenant d’assaut des places publiques. Ces excités fomentent une révolte à l’encontre de notre douce monarchie mais aussi de l’Angleterre, il va sans dire. Or entre colons il faut savoir se ménager.
- Je comprends bien votre inquiétude et demeure honoré de votre fidélité à la croix de Saint George, cher ami, soyez sûr que la Couronne n’a eu d’autre choix que de déjouer les plans de la Conférence de Berlin sur cette fameuse zone rose.
- « Carte rose ».
- Carte rose. Mais je ne doute pas que le Portugal sache encore ce qu’il nous doit dans l’histoire.
- Oui enfin ce sont tout de même nos templiers et nos juifs qui ont financièrement permis d’armer les bateaux du 15e siècle qui conduisirent à la délocalisation transatlantique. Nous n’en avons tiré qu’une gloire et une richesse provisoires, voyez vous-même l’état de notre dette actuelle. Nous avons toujours, et tout autant que vous, besoin de ces nouveaux territoires pour maintenir notre empire encore quelque peu vaillant !
- C’est évident mais nous vous laissons le trésor tout de même.
- Allons messieurs, une rôtisserie toute chaude.
Le personnel de service ayant pris congé en fin d’après-midi laissant à disposition un repas confectionné avec simplicité et dans le soin, Madame se voit contrainte de servir à l’assiette. Reposant celle de son mari, non sans avoir coupé la viande et déposé une tranche rose sur la porcelaine lisse, l’assiette apparemment brulante arrive sur une main, bienheureusement celle de M. Gonçalvez, qui la retire expressément assortissant son réflexe d’un petit cri de douleur avant de souffler sur son doigt vite rougi.
C’est le moment que choisit l’enfant pour réciter le nouvel hymne révolutionnaire fraichement mémorisé avec ses comparses de rue tandis que sa mère perd de vue l’incident de rôti pour scruter sa fille récitante.
Héros de la mer, noble peuple, Nation vaillante et immortelle Relevez aujourd'hui de nouveau La splendeur du Portugal ! D'entre les brumes de la mémoire, Ô Patrie, entend la voix De tes illustres aieux Qui te mènera à la victoire ! Aux armes, aux armes ! Sur la terre, sur la mer, Aux armes, aux armes ! Pour la Patrie, lutter ! Contre les anglais marcher, marcher ! … *
« Contre les canons » mon enfant, et non « Contre les anglais », lui glisse dans un regard lourd sa mère tout de même assez subjuguée par la diction et la mémoire de sa fille savante. Contre toute attente, l’anglais s’est mis à tapoter la nappe avec une fourchette créant un rythme assez porteur pour le texte.
Le flegme et la musicalité britanniques.
Voyant que Mr Anton entonne un air avec Elisabeth dans une décontraction de circonstance - enfin on se le demande -, que sa fille ne quitte pas l’invité des yeux, concentrée sur son récit mis en cadence, Madame se lève pour s’occuper de son mari. Après avoir fait le tour de la table, elle étouffe la complainte résiduelle du père avec un fruit. Et tout en regardant amoureusement l’homme étranger, elle décale la lampe décidément trop massive pour ce dîner et la replace juste devant son mari qui n’a pas besoin d’être vu finalement.
Il s’ensuit que l’homme peut être un peu ivre ou tout simplement imprévisible, fait signe à l’enfant de venir sur ses genoux. La femme passablement vexée de cet excès d’attention s’assied juste en face, à la place de sa fille. Elle tente de ramener la lumière sur elle en déployant une jambe sous la table de façon à lui faire du pied mais sa souplesse n’atteint pas l’autre côté. Dans le même temps l’homme a donc installé Elisabeth sur ses genoux et il entame tendrement quelques caresses sous la robe de la gamine.
Excédée de la tournure que prend la tablée, Madame part chercher une jardinière sur le balcon et semble vouloir la poser sur les genoux de sa fille de façon à ce que celle-ci dégage du giron de Anton. Elle opère rapidement tout en réussissant à plaquer sa hanche langoureuse contre le bras de l’homme. Le père intervient avant contact, tendant les mains vers la jardinière brutale destinée à blesser une enfant déjà assez entreprise, récupère l’objet et le dépose sur la table, sauf que la lampe le gène, il se tend alors de tout son dos bien plat et atteint péniblement l’autre côté de la table. La petite fille descend, son dernier couplet terminé, fait le tour côté père et vient se rasseoir en face. La mère reprend place et esprits. Tout se calme et la conversation reprend.
- Père puis-je sortir de table ?
- Vous prendrez bien un dernier fruit ?
Et tandis qu’Elisabeth retourne à son coffret, Madame à sa cuisine, les messieurs passent au fumoir délibérant sur la meilleure façon de canaliser une révolte dans un empire en ruine.
*C’est en 1976 que le chant élaboré contre les anglais en 1890 deviendra l’hymne officiel du Portugal, après la révolution des œillets. On prendra alors le soin de remplacer « les anglais » par « les canons » dans le corps du texte. Ce qui ne fût probablement pas d’une évidente équivalence.