La Mal Coiffée

Maïlys Sangla

Synopsis.    

 Ernesto a grandi dans le sud-ouest de la France. Avec ses parents il a nourri les bœufs et taillé l’herbe dans les prés toute son enfance. Il ne connait rien d’autre que sa campagne natale. Lorsqu’il atteint la majorité, ses parents le forcent à poursuivre des études supérieures. Pour ça il se retrouve à la ville, dans un petit appartement avec une fenêtre donnant sur le café d’en face. Il ne connait encore rien à la vie seul, il n’ose pas sortir car les voitures avancent trop vite, alors il regarde souvent par la fenêtre et tous les matins il voit passer une jeune femme aux allures qui le surprennent. Un jour qu’il faisait encore sombre dehors, il voit passer cette ombre qu’il reconnaitrait parmi tant d’autres et assiste à une bien triste scène.

    Louis a 25 ans passés. Il écrit des poésies et des nouvelles. Le matin, il travaille dans un petit café de la rue des remparts et tous les matins, au moment où il balaie la terrasse où s’entassent mégots et mouchoirs de la veille, une très belle femme passe d’un pas pressé et assuré.

    Un coup de pistolet. Les deux jeunes n’auraient jamais pensé se parler un jour, et pourtant ils se trouveront bien obligés de se rencontrer pour témoigner ensemble de ce qu’ils ont vu ce matin-là. Des questions qui resteront sans réponse, mais certainement pas pour longtemps.

( Le texte est divisé en deux parties : celle qui relate le point de vue d’Ernesto, celle qui relate celui de Louis.)

La Mal Coiffée

 

Partie de Ernesto

-          Mais si, tu sais, la Mal Coiffée ! Celle qui passe dans la rue. Et même qu’il y a l’autre là-bas, planqué derrière son rideau qui l’espionne. Il est toujours à sa fenêtre celui-là. C’est toujours que j’le vois, planqué là à sa fenêtre, tu sais. Lui il me voit pas, mais moi je le vois, tu sais. Toujours. Il est là, il regarde. Il attend et quand la Mal Coiffée elle passe, il colle son nez à la vitre, comme ça, tu sais.

Moi aussi je la regarde la Mal Coiffée. Mais je colle pas mon nez contre la vitre, comme ça, tu sais, hein ? Tu le sais !

-          Oui, je le sais…

-          Et y’a cette Mal Coiffée. Des fois elle boîte. Des fois elle boîte pas. Des fois même qu’elle boîte, elle passe. Et le vieillard, là bas, il le voit qu’elle boîte et il s’en fiche qu’elle boîte. Il la regarde boîter.

Il regarde ses talons hauts. Elle a pas peur de glisser sur le pavé avec ces machins ! Ils sont rouges. Même je le sais parce que je les ai vus un jour où il pleuvait ! Et je les vois ses bas en dentelle troués à la cheville droite. Toujours, toujours les mêmes. Toujours troués. Elle les change jamais, je crois, tu sais ? hein ? tu le sais toi si elle les change ?

-          Je ne sais pas…

-          Ou peut-être qu’elle les a mis qu’une fois. Mais sont toujours d’la même couleur ses bas à la Mal Coiffée, tu sais ? Marron, ou gris. Tu sais toi ?

-          …

-          Il doit le savoir l’autre en face, de quelle couleur qu’ils sont ses bas à la Mal Coiffée. Tu sais, elle a toujours des bas parce qu’elle a toujours des jupes. Tu sais ? Enfin je sais pas parce que j’les vois jamais, ses jupes. Même qu’elle a un très grand manteau qui les cache ses jupes. J’les ai jamais vues moi ses jupes. Même qu’on voit toujours que son manteau. Je sais pas trop moi comment qu’il se fiche son manteau, un manteau qu’est long quoi ! Et foncé ! Comme ses bas à la Mal Coiffée. Et même qu’on voudrait zieuter plus loin, on verrait que ses talons rouges ! Et puis y’a d’la fourrure en haut. Et même que les gens ils peuvent se brosser  pour voir de quelle couleur qu’ils sont ses yeux ! Jamais vus moi. Et l’autr’ vieux non plus ! Même il est pas vieux, tu sais ? Il fait vieux. Y’a des gens comme ça qui z’ont pas d’pot, qui voudraient faire jeunes et qui font vieux, tu sais ? hein, tu sais ?

-          Oui, je sais.

-          Et même que la Mal Coiffée j’sais pas si elle est jeune ou vielle. Tu sais ? Je vois juste qu’elle est mal Coiffée. Je sais pas moi, ça s’raconte pas ces trucs ! Elle est mal coiffée quoi ! Et même elle marche vite, et même elle a pas d’sac. Et même elle passe toujours le soir. Et le matin aussi. Un coup le soir, un coup le matin. Et même que l’autre en face il colle son nez à la vitre, une fois le soir, une fois le matin. Elle passe jamais dans le même sens. Un coup dans un sens, un coup dans l’autre. Mais c’est jamais pareil. Ou peut-être que c’est pareil. Le matin dans un sens, le soir dans l’autre, ou plutôt l’inverse. Le matin dans l’autre, le soir dans un sens. Elle marche toujours seule la Mal Coiffée, et même qu’elle va vite, et même qu’on voit pas ses yeux, des fois dans un sens, des fois dans l’autre. Très tôt, et très tard. Toujours très tôt, ou très tard… Jamais en pleine journée. Même qu’il fait toujours sombre quand elle passe devant la fenêtre et même que j’le vois quand même l’autre vieux, il colle son nez contre la vitre en face. Et même que j’sais pas c’qu’il attend toute la journée, parce que la Mal Coiffée elle passe toujours le soir, ou le matin. Mais toujours très tôt, ou très tard. Mais jamais la journée. Sauf l’autre jour, tu sais ? Elle est passée le jour. Et même que le jour on les voit pas ses yeux. Elle marchait vite. Et même que le jeune homme qui la suivait il l’a appelée. Et même qu’elle a eu peur et qu’elle s’est arrêtée. Et tu sais, avant de lui parler elle a regardé partout autour d’elle. Moi aussi j’ai regardé partout autour d’elle. C’était la première fois que j’la voyais traîner avec quelqu’un. Et elle était belle la Mal Coiffée, je te le dis moi, elle était belle la Mal Coiffée avec ce jeune homme qui lui souriait comme qu’on sourit à une gonzesse qu’est jolie. J’lai vue moi, elle était jolie. Et même que le vieillard en face il a pas dû la trouver jolie la Mal Coiffée, parce qu’il a sorti son pistolet, il a ouvert sa fenêtre et il l’a tuée la Mal Coiffée. Comme ça. Et même que le jeune homme il est parti en courant après. Tu sais. Et y’a l’autr’ vieux là bas que j’ai voulu le regarder, beh qu’il était plus là. Alors moi j’me suis sorti pour voir la Mal Coiffée. C’était la première fois que  j’la voyais de si près. Alors j’me suis penché vers elle et que tu devineras jamais de quelle couleur qu’ils étaient ses yeux. Ils étaient bleus. Bleus qu’ils étaient. Et même que c’était la première fois que j’les voyais. Qu’ils étaient bleus ses yeux à la Mal Coiffée.

Partie de Louis

Elle avait les yeux bleus ce matin, elle le sait, oui ! Ils étaient bleus ! Encore ce matin ils étaient bleus ! Inutile de discuter, ils
étaient bleus ! C’est certain ! Elle prendrait la glace
comme témoin si on lui demandait. Bleus. Point. Ils étaient bleus.
Non, pas verts, pas noirs, bleus. Bleus et c’est tout. Bleu et
c’était très bien ainsi ! Un joli Bleu ! De sa grand-mère sans doute. Paternelle. Sa mère a les yeux noirs, son père verts. Elle ils sont bleus, comme sa grand-mère. Paternelle. Pas verts comme son père, mais presque. Pas verts mais presque. En tout cas, pas noirs. C’est sûr. 

Mais maintenant…
Le bleu ne ressemble plus trop à du bleu… Mais il n’est pas non
plus vert. Ni noir. Bleu délavé. Qui tire vers le gris. Bleu délavé
qui tire vers le gris. Ca lui va bien aussi. Les yeux bleus-gris.
Elle est jolie de toutes façons. Qu'elle ait les yeux Bleus, ou
gris. 

     Peut-être que si je ne l'avais pas suivi, on ne lui aurait pas tiré dessus. Et maintenant je me sens bête. Je voulais juste lui parler un peu. La regarder encore. Pas lui faire de mal. Jamais. Je suis mal. J'aurais dû me douter. En
la croisant tous les jours. J'aurais dû me douter.  Je voulais juste lui parler un peu. Elle est tellement jolie. Enfin je crois. On ne la voit jamais très bien quand elle est dans la rue. Avec son grand manteau. Et moi je l'ai suivi pour la voir mieux. C'est stupide. 

    Ces filles c'est quand on paie qu'on les voit mieux. C'est quand on glisse un billet dans leur petite main. Leurs doigts fins qui dégoutent les fantasmes. Un 100 et elle se dévêt de son écharpe. On découvre son menton, les
traits réguliers de son visage. J'aurais jamais pensé. Et l'autre
jour elle n'avait pas mis cette grosse fourrure qui lui cache le nez.
Et j'ai vu ses joues. Roses à cause du froid. En passant elle m'a
regardé, très rapidement, mais j'ai vu ses yeux. Alors j'ai voulu
lui parler, la regarder encore, lui demander son prénom. Et lui dire
qu'elle est jolie. Parce que c'était vrai. Elle était jolie. Encore
plus que d'habitude. Tous les matins elle passe devant moi, ses
talons hauts qui claquent sur le pavé. Et tous les matins je la
regarde depuis la terrasse de mon café. Et tous les matins elle est
belle.  Cette fois-ci j'ai vu ses yeux. Ses yeux sans sa grosse
fourrure. Ils sont bleus, très bleus, et très beaux.

 Elle m'a regardé et je l'ai suivit. Tant pis pour le reste. Je l'ai suivi pour revoir ses yeux. 

    Je l'ai suivit et elle accélérait. Sans se retourner. Ses talons claquaient plus fort sur le trottoir. Et plus vite aussi. Alors moi aussi j'ai accéléré. Et mes pas se
collaient aux siens. Aussi vite, aussi forts. J'avais peur, un peu. Suivre comme ça une inconnue. La dévisager et puis la suivre. La poursuivre même.  Jusqu'à ce qu'elle se retourne. Mais elle ne se retournait pas. Et moi j'haletais. Je ne connaissais pas son prénom. Alors j'accélérais. Et bientôt je l'ai rattrapée. 

    C'est à ce moment là qu'elle s'est retournée. Elle s'est retournée et j'ai vu ses yeux. Elle s'est retournée et on lui a tiré dessus. Net. Elle est tombée. Et
moi je suis parti. Sans regarder ses yeux une dernière fois. Elle
s'est retournée, elle est tombée. Je ne voyais plus ses yeux. Ses
yeux bleus. 

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