La maladie des yeux éteints

Gaetan Serra

La maladie des yeux éteints

Les nuances orangées des couchers de soleil. L'eau d'un bleu si pur que le monde nous l'envie. Une nature verdoyante. Tout un luxe auquel je n'ai pas accès.
La couleur est un vague concept pour moi. À peine quelque chose que je rattache à la différence entre le clair et le foncé. Un caractère abstrait des choses qu'il m'est difficile d'expliquer. J'imagine le rouge colère et mauvaises nouvelles, comme je pense le jaune chaleureux. Il est des jours où je ne vois pas la frontière entre la mer et le ciel, mais on me dit que c'est normal. Là où ça ne l'est pas, c'est lorsque je n'en fais pas entre la paume de ma main et la feuille de l'arbre qu'elle a recueillie.
Certains ici disent que nous sommes de sang divin. Il faut se rendre à l'évidence, nous sommes surtout maudits par le maskun. Ceux qui possèdent une vision normale peuvent encore prétendre à la normalité, mais soyons honnêtes, nous sommes une tribu de bâtards de l'espèce humaine.
Lorsque l'équipe du professeur Hochiko a pris contact avec nous, évidemment il y avait de la méfiance, mais j'ai su trouver les mots pour parler aux miens. Ce n'était de toute façon pas la première fois que l'on s'intéressait à nous, et il fallait qu'on nous aide à mettre un point final à cette malédiction. Je me souviens encore de cette première rencontre. Elle souriait comme si elle allait se décrocher la mâchoire. Je ne savais pas si c'était sincère ou si elle voyait là les prémices de futures récompenses scientifiques à venir. Je ne voyais pas encore ce qui se passait derrière.
Le fait de travailler avec les étrangers, ces scientifiques qui venaient ici nous étudier m'a un peu ouvert les yeux. Je ne reniais pas les traditions de mon peuple, mais il était toujours bon de voir plus loin, surtout lorsqu'on a comme moi un champ de vision limité et une sensibilité à la lumière. Les achromates - comme le professeur Hochiko nous appellait - se complaisent dans la pénombre, ils perçoivent même mieux que la moyenne. Mais personnellement, je préfère avancer dans la clarté. Et elle allait me l'apporter très vite.
Nous sommes tous des descendants du roi Mwahuele. Après qu'un typhon ait réduit quasiment à néant le nombre d'habitants de Pingelap, la vingtaine de survivants repeuplèrent l'île avec les rares hommes restants. Le monarque était atteint du maskun et l'a transmis à bon nombre de ses descendants. La maladie resta en circuit fermé. Le professeur Hochiko m'a expliqué qu'en mixant les cultures et en sortant les habitants de leur isolement, le maskun disparaîtrait progressivement. Mais je connais les gens de mon île : ils sont trop fiers de leur système tourné autour de leur nahnmariki, attachés à leurs valeurs ancestrales. Ils continuent à avoir peur de l'étranger, certaines légendes expliquant qu'il serait la cause même du mal. Il n'en est pas la cause, il pourrait justement en être le remède.
Pourquoi ai-je accepté de collaborer avec les occidentaux ? J'ai eu la chance de pouvoir faire des études à Pohnpei, d'apprendre les langues. Jamais je n'aurais pu en faire ici. Je devais mettre mon savoir au service de mon peuple pour l'ouvrir sur le monde. Et peut-être éradiquer cette maladie des yeux éteints.
Je dois cependant avouer que je me suis porté volontaire avant même de me questionner sur la portée de mes actes. Je faisais partie de la délégation envoyée à Pohnpei pour les accueillir et j'ai fait le forcing pour être leur interprète attitré. À l'évidence, ils en avaient besoin d'un, et je voulais à tout prix être celui-là. Je voulais savoir ce qui se cachait dans la tête du professeur, en restant au plus près de l'étrangère.
Je passais tout mon temps avec elle, avec son équipe. Aucune parole ne m'échappait puisque j'en étais le transcripteur. Il m'arrivait souvent de dépasser le cadre strict du travail pour lequel j'étais engagé. Je participais aux discussions d'après-travail avec les scientifiques où ils pouvaient continuer de me poser des questions de manière bien moins formelle, et dans une luminosité qui me convenait mieux.
À force de côtoyer leurs travaux, je fus mis devant l'évidence : le maskun ne pouvait être éliminé qu'avec l'apport de sang neuf. Le professeur Hochiko continuait de me le marteler lorsque nous continuions à avancer les recherches, parfois jusque tard dans la nuit.
Depuis quelques mois, le roi Mwahuele a un nouveau descendant. Il est métisse. Il a les traits asiatiques de sa mère et la peau hâlée océanienne de son père. Il n'est pas porteur de la maladie, comme quoi il ne fallait pas douter de la parole d'une scientifique chevronnée. Lorsque je regarde ma femme, j'ai le même sourire qu'elle m'avait envoyé la première fois. Et je me dis que dans mon achromatopsie, il y a bien quelque chose que je ne regrette pas : je suis bien heureux de ne pas faire de distinction dans les couleurs de peau.

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