La Marceline

Clément Moutiez

Dans le cadre du concours "Portraits de l'irrévérence"

Elle fulmine, elle grogne auprès du serveur parce que les paillassons de pommes de terre ne sont pas assez onctueux. Elle peste, elle râle parce qu'il n'y a pas assez de place sur les trottoirs pour se croiser. C'est ta grand-mère, c'est la mienne, c'est la mamie dans la file d'attente qui te passe devant. C'est ma voisine, c'est ta grande-tante, c'est une inconnue que tu connais bien ; c'est la petite vieille qui te regarde méchamment pour avoir ta place assise dans le bus. C'est la chieuse universelle. La constipée du sourire.

Elle, elle n'aime pas les jeunes avec leurs écouteurs partout tout le temps on dirait des robots. Elle n'aime pas les chinois, les animaux, les cocos, les catholiques, les jeunes femmes et les enfants. Et encore moins les vieux. Elle, c'est Marceline Ecimez. Un compteur à 70, des mains à torgnoles et une gueule à faire blanchir Ventura. A la retraite de l'administration française. « A l'arthrite ! On est à l'arthrite ! » comme dit son mari en croyant fumer en cachette quand il suce un crayon au milieu du salon. Putain d'Alzheimer. Mais Marceline, ça lui convient ; il est moins dans ses pattes, le René depuis qu'il a perdu la boule. Une conserve bien dégueulasse, un cacheton et bonne nuit l'emmerdeur.

Elle flanque délibérément une peur bleue aux poupons quand elle se penche sur leur poussette, la Marceline. Pas commode, pas baisante, pas un merci quand tu lui tiens la porte – c'est la moindre des choses - Et ce Caddie rempli de victuailles que tu te sens obliger de porter dans les escaliers, tu crois que ça lui décoincerait un sourire ? Faudra repasser, Marceline ne s'abaisse pas à ça. Elle a l'apanage de son âge et le droit d'ignorer superbement la politesse.

Marceline donne des coups de canne sur les portes vitrées du supermarché à 9 heures du mat', l'heure c'est l'heure, bon sang. A l'ouverture, elle est là, prête à fourailler les promos dans les rayons. Elle ne pèse plus ses fruits et légumes depuis longtemps, elle ne voit pas bien les touches qu'elle dit : mon œil ! Son œil ! Tout ça pour faire râler dans la file d'attente, pour faire se lever la caissière. Elle jubile, Marceline, ces petits riens qui emmerdent le chaland, elle les collectionne. Et elle toise les autres clients, avec un doigt d'honneur au fond des yeux.

Marceline donnait bénévolement des cours à l'école de musique intercommunale. Tous ces mouflets alignés face à elle, pas meilleure occasion pour exercer sa tyrannie. Surtout sur le petit Martin, le petit grassouillet qui pige pas le solfège. Pauvre Martin, pauvre misère à courir graisse aux vents pleurnicher dans les jupons de sa mère tout ça à cause d'un graphite pointée dans sa main. On ne l'a pas virée, elle est partie de son plein gré. Et vlan ! « Si on peut plus rien faire... », Marceline claqua la porte la tête haute. Elle est de la vieille école, on ne lui l'a fait pas.

Et puis, Marceline a ses amies. Sa cour à charlottes transparentes et petits gâteaux secs. Maryvonne, Annick et Zora. Des moulins à rumeurs, du verbiage à vide. Mais Marceline ne peut pas s'empêcher de les inviter une fois par semaine pour le goûter, comme elles disent. Car Grand-mère sait faire un bon café. Avec un mollard dedans, bien au fond. Et un gros pour Maryvonne qui ne se mouche pas du coude celle-là ; et que je te raconte mes vacances et que je tortille du popotin devant le boucher pour avoir du rab à la balance.... Marceline savoure à sa façon leur compagnie. Leur présence lui rappelle qu'elle vaut bien mieux que ces mégères à moustaches. Pour Marceline, la seule chose qui lui arrive à la cheville, c'est son bas de contention quand il chute en accordéon. Que ce soit tenu pour dit.

Il pleut à grosses gouttes, mais Marceline est dehors, tant qu'elle peut donner des coups de baleines gratuitement, elle s'en prive pas. Et qui va lui crier dessus ? C'est une pauvre petite vieille. Et tiens, le grand bobo en face d'elle sur le trottoir, un bon coup bien placé dans la binette. « Pouvez pas faire attention, grand couillon ! » Elle se divertit, la mamie. Mais, c'est qu'elle trotte à vive allure sous ces hallebardes, la Marceline. Elle est pressée de rentrer chez elle, pas parce qu'elle pourrait attraper une fluxion de poitrine avec ce temps, mais parce que quand il pleut, elle a son habitude. Un petit truc à elle qui lui fout le grand frisson : Balancer des rasades de Javel sur le balcon d'en-bas. Et aux plantes de crever une à une. Tant mieux, elle peut pas supporter la raie offerte de son voisin, penché tous les week-ends à dépoter et rempoter en sifflotant.

Marceline te passe devant chez le médecin, te lance des éclairs quand elle voit comment t'es accoutré. Elle est aussi sur ton palier à t'engueuler quand tu pends ta crémaillère, quand tu fêtes ton anniversaire, elle fait claquer sa langue avec un regard noir quand tu fumes à sa hauteur aux passages piétons. Marceline, c'est la sclérosée du rire, c'est Tatie Danielle sous Red Bull, c'est celle que tu-vois-qui-c'est ou bien celle que tu rencontreras un jour.

Marceline est devenue vieille à la va-comme-je-te-pousse. Devenue querelleuse par instinct de survie. Sans s'en rendre compte. Insidieusement, la vieillesse a grimpé en elle, comme ses varices en lacet.

Et elle n'est pas la seule. Elle a des cousines, essaimées au quatre coins des villes.

Marceline, ce n'est qu'une tête qui dépasse de la confrérie des aigries en Méphisto. S'en rend-elle seulement compte ? Tiens, quand elle est là, chez elle, vautrée dans son fauteuil, à savourer un petit Porto, elle se dit pas qu'elle fait un petit peu chier quand même ? Non, cette idée ne la traverse pas. Elle se dit que sans ça, sans ses vilaines manies, elle ne pourrait empêcher l'ennui de l'envelopper comme une gifle.

Alors, on la comprend. Tous plus jeunes qu'on est.

Ou pas.

Faut s'occuper la tête quand les mains et les jambes peuvent plus” aurait dit René.

Mais René ne dit plus grand chose, perdu au milieu du salon.

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