"Electre"

hecate_xiii

Il y a cette fille.
Elle cherche désespérément à être une fille. Équilibrer sa nature de garçon manqué.
Déjà être une fille. Quant à être une femme il faut voir ce que ça implique, mûrir cet engagement trop lourd pour l'instant, envisager l'impact sur sa naïveté.
Elle a les cheveux courts ou mi longs, rarement coiffés. Une longueur entre deux, rien de trop affirmé.
Elle a ses cycles: une fois ultra féminine, robes moulantes et colorées. Et puis elle revient vers ce qu'elle dompte mieux: pantalons noirs parce que les collants ont encore filés.
Elle a l'esprit vif, rempli d'annexes, de références, un QI trop élevé qui la "mettrait en marge de la société". Elle a pourtant une empathie touchante pour un être "socialement inadapté".
Elle a cette façon d'enfant d'être binaire : la vie est parfaite ou alors elle s'enfonce six pieds sous terre. Elle hurle, crise, vocifère, vise sa victime et lui propulse sa bière. Il faut la ramener pronto sous peine d'enfer.
Elle oscille dans sa personnalité. Tour à tour incisive ou enjouée. Trop offerte ou retranchée.
Elle n'aime pas être seule même si elle prétend le contraire. Elle passe ses journées en communication, d'une manière ou d'une autre, avec la terre entière.
Elle danse d'un bras à l'autre sans savoir ce qui est fait pour elle.
Elle a donc aimé une liberte exacerbée, sans engagement, débridée. Elle a exploré un extrême, grisant, dangereux, où, sans limites, on se perd soi-même.
Elle ne se sait pas encore se refuser.

Elle a ensuite adoré un seul être, accepté une vie plus commune, déménagé, tout quitté. Elle y a perdu sa personnalité par trop d'oisiveté, de compromis, de recherche d'intellect poussé. Amoureuse et tenace dans une idylle déjà enterrée.
L'autre extrême. L'autre elle.
À le mettre sur un piédestal elle s'est rabaissée. Cet autre vous hisse rarement à son niveau, il veut garder la préséance sur sa proie dominée.
Il était grand, robuste, un peu enveloppé. Une grande gueule ouverte sur des idées très arrêtées.
Les grandes idées font oublier de vivre. On alimente son cerveau, on cherche "La Pépite". On néglige son corps et les sensations qui font qu'on existe.
Un être intelligent qui nourrissait son esprit. Un cénacle d'érudit, l'élite de l'arrogance, du rejet d'autrui.
Elle l'a attendu. Des années. Elle a attendu qu'il se réveille, qu'il revienne vers elle, qu'il retrouve le chemin d'eux.
Mais ses hautes utopies ont eu raison de lui. A 40 ans on remet souvent tout en question, et pas qu'un peu. Pour certains c'est facile de dévier, de changer de voie et d'avis.
Mais quand on a craché son élitisme à la face du monde entier, on éprouve plus de difficultés à assumer une différence radicale d'opinion... Sans  du moins, passer pour un con.
On se révolte alors. Mais contre soi-même c'est usant, l'introspection c'est de la psychologie de comptoir pour les moutons. Alors on s'en prend d'abord aux autres. À l'AUTRE d'abord. En l'accusant de tous les torts. On se retranche et une fois la crise finie on s'accorde enfin la liberté. Celle qu'on croyait trouver dans les livres. Mais les livres sont faits pour voyager. Pas pour se faire exister.
Il a donc existé. Il a rangé sa déité pour une humanité.
En attendant elle a morflé. Un dieu qui choit ça fait mal quand ça tombe. Ça écrase un univers. Ça a détruit son monde.
Elle dit qu'elle a perdu sept années. Moi je crois surtout qu'elle a appris, qu'elle a eu plusieurs leçons à tirer.
Rien ne sert de cracher sur l'entièreté d'une histoire quand seule la fin est à revoir. Où a débuté la fin ? Quand on s'est perdu dans le noir ?

Tout ça pour dire qu'elle revient bientôt de l'autre bout du pays.
Fini les cours de fils interminables du lundi.
On se racontera nos péripéties au chaud devant un thé bio. Parce qu'elle est la seule avec qui je peux arpenter les boutiques sans étriper toute une population de commerçants odieux et de grognasses sur talons hauts.
C'est avec elle que je parle philosophie, sociologie, psychologie et c'est pourtant aussi avec elle que j'en rie.
Nos éclats de danse incongrus sur de l'électro-goth commercial.
Nos éclats de rire pour notre concours de chansons les plus débiles de la Toile.
Je lui ai fait ôter ses fichus serre-têtes de petite fille trop sérieuse.
Elle en est aux têtes de mort, aux sacs de coton écolos, une edelweiss plantée dans les cheveux. Elle m'a aidé à remiser mon tiers "Marie Ingall's" au placard.
Elle m'a soutenue quand ma vie virait au cauchemar.
Nous savons instinctivement ce qu'attend l'autre de cette amitié. Il est donc difficile de se faire défaut ou de se blesser.
Elle est mon expérience inédite, la maîtresse d'une trilogie buissonnière.
C'est mon amie, une soeur, ma "siamoise langue de vipère" .


Hécate XIII. Le 07 septembre 2014.

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