La marchande d'oeufs

aile68

C'était une histoire d'amitié, une histoire comme on en faisait avant. Elle partait de la ferme avec ses oeufs dans son panier d'osier, un comme je voulais pour mes courses. Elle vendait ses oeufs de village en village en faisant la route à pied, elle criait d'une voix désespérée et fatiguée: "Oeufs de la feeerme!"

Moi, elle me faisait de la peine cette vieille dame vêtue de noir qui marchait comme on grimpe à genoux les marches qui conduisent jusqu'à la vierge.

"Qu'est venu faire Christ en ce monde?" pensait-elle, non seulement elle le pensait mais en plus elle le disait avec une grande émotion dans le regard comme si elle allait pleurer.

C'est une histoire d'amitié ou de compassion plutôt, avec ces gens-là tout ne peut être que compassion, empathie ou moquerie et mépris. Chaque fois qu'elle passait devant ma maison, je lui prenais quatre oeufs, elle aurait voulu me bénir les mains, je le sentais, quatre oeufs c'était beaucoup pour elle, d'ailleurs la veuve de la rue plus haut lui en prenait également des oeufs, j'ignore combien mais ça me faisait chaud au coeur pour cette vieille marchande d'oeufs. A l'époque tout le monde se connaissait et se parlait à part ceux qui avaient des litiges en suspens pour un bout de terrain mais on ne pouvait parler d'amitié franche et sincère, c'était plutôt un mode vie populaire. Quand on se croisait au marché, on s'interpellait lourdement comme font les gens de là-bas, ces bons gros villageois avec leurs chaussures de tissu noir, tout était noir d'ailleurs chez eux: le visage buriné lavé à l'eau fraîche et au gros savon noir, leurs vêtements recouverts d'un grand tablier charbon. Seuls les cheveux leur donnaient, nous donnaient un semblant d'humanité, noirs, châtains ou clairs comme le soleil sur le carrelage jaune.

(à suivre)

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