La marchande d'oeufs (2)

Un jour, je suis tombée sur la vieille marchande d'oeufs au marché, la veuve était en train de lui en acheter douze. Que faisait-elle avec tous ces oeufs si elle vivait seule? Cachait-elle quelqu'un chez elle? Un clandestin, pire un amant? J'ai tourné sept fois ma langue dans ma bouche pour ne pas lui poser de questions indiscrètes et je me suis contentée de la saluer poliment. Pour ne pas faire mauvaise figure j'ai pris moi aussi des oeufs, toujours quatre, un pour mon père, un pour ma mère, un autre pour mon frère et un pour moi. Mon petit-frère lui, était allergique aux oeufs alors ma mère lui donnait une banane en fin de repas pour compenser. 

La vieille dame ne souriait jamais et ne disait  jamais merci quand elle mettait ses sous dans la grande poche de son tablier à la place elle dodelinait de la tête comme pour dire "Ainsi est ma vie!". Elle me faisait de la peine mais je ne lui montrais pas, j'avais trop envie d'être un rayon de soleil pour elle. Ce jour-là au marché, j'ai eu envie de lui dire:

"Vous venez de loin, ma brave dame?"

Elle a secoué la tête avant de répondre:

- De Champbas.

C'était un village près du nôtre, composé de frères ennemis à vrai dire. Pour une affaire de filles qui souriaient trop pendant le bal  les deux villages ont failli être mis à feu et à sang. Il fallait aller à Millirac, à huit  kilomètres pour danser sans risquer de jeter son gant à un gars trop hardi.

- Et vous venez à pied? lui ai-je demandé avec de l'inquiétude dans la voix?

Elle a fait oui de la tête.

- Vous en avez du courage! je lui ai dit en lui touchant le bras.

La veuve qui était toujours présente a renchérit:

- ça oui alors! A votre âge, vous avez bien du mérite.

La vielle marchande a tourné la tête en cherchant d'autres clients du regard et a entonné son éternel refrain:

- Oeufs de la feeerme!"

(à suivre)