La montagne démente
lacapitana
Sur la montagne démente
(Roman)
Je vais sur le site de Türkish Airline. Les horaires des vols n’ont pas beaucoup changé depuis 2002. Un seul par jour, avec de longues escales. Le pays, lui, a du se métamorphoser en dix ans. Et Ruslan ? Et Gulya? Je le saurai bientôt. Dans vingt-quatre heures exactement, je pourrai mesurer le poids du temps sur nos traits. Le prochain vol pour Ashgabat quitte Roissy à huit heures du matin. Après un arrêt de cinq heures à Istanbul, il arrive dans la capitale turkmène à quatre heures le lendemain. Il faudrait que je me rendorme tout de suite. Que je prenne des forces. Mais à quoi bon se coucher maintenant ? Ève dort profondément, le visage enfoui dans son oreiller. Les mèches de sa chevelure serpentent sur le modelé crémeux des draps. Ma méduse. Ma princesse. Ève. Ève ! Réveille-toi. Elle entrouvre un œil. Qu’est ce que tu veux Paul ? Il est quelle heure ?
Trois heures du matin. Je viens de recevoir un mail de Philippe. Je dois partir. Tu es ok pour t’occuper de Léon ? Elle est tout à fait réveillée maintenant. Elle veut être sûre de bien comprendre. Tu pars ? Oui. Pour combien de temps ? Une semaine. Où ? Turkménistan. Ça ira ? C’est bon pour toi ? Tu peux demander à ma mère de t’aider... Elle hoche la tête. Ok. Elle replonge dans le sommeil la tête la première, comme attirée par un gouffre. Nous avons l’habitude de ces départs précipités. Nous nous rendons souvent ce genre de services. Mais cette fois, je lui mens. Philippe n'a pas écrit. Si je pars, ce n'est pas pour des raisons professionelles. J’approche mes lèvres de sa joue et y applique un long baiser. Merci Ève. Notre fils a hérité de sa peau. Ses joues ressemblent à celles de Léon, rebondies, infiniment douces. Le petit va me manquer. J’ai de plus en plus de mal à le laisser. Je suis habitué à le voir tous les matins, lui donner à manger, habiller et déshabiller son petit corps, le coucher après les mêmes histoires maintes fois réclamées. Une poule sur un mur. Le chat botté. La petite bête qui monte qui monte qui monte. Boucle d’or et les trois ours.
Le taxi est commandé. Le sac de voyage béant avale mes vêtements, l'appareil photo, les romans en cours, l’enregistreur. J’imprime le ticket électronique et peste sur la machine qui fait trop de bruit. Léon va se réveiller, il va comprendre que papa est sur le départ et tout faire pour l’empêcher. Je monte sur le balcon. M’assois sur le fauteuil en teck, tire longuement sur les dernières clopes du paquet. J'en rachèterai à l’aéroport. Il ne faut pas que j’oublie de prendre quelques livres du Poète. Lesquels emporter ? La femme de l’Indus et Aïna sont mes préférés.
La femme de l’Indus raconte l’histoire d’un cavalier nommé Zolqofar, membre des troupes d’Ahmad Shah Durrani, le père de la nation afghane, dont les armées combattirent les envahisseurs Moghols au dix-huitième siècle. Parvenu au fil des conquêtes au bord du fleuve Indus, il y rencontre une jeune fille, dont il tombe éperdument amoureux. Au terme d’une brève idylle, il l’abandonne pour mener ses troupes plus à l’Est. Quelques années plus tard, contraint d’épouser une autre femme pour des raisons politiques, Zolqofar s’aperçoit qu’il lui est impossible d’oublier la jeune fille. Il part à se recherche, mais apprend qu’elle est morte en couche, lui laissant un fils, dont le destin va être extraordinaire. Dès la première lecture, malgré les temps anciens et les régions reculées où il se situait, ce roman du Poète m'avait bouleversé par sa manière de dérouler son intrigue à hauteur d’homme, empli de saveurs, de détails, de sensations et de sentiments d’une étonnante proximité.
Aïna est un roman plus intime, qui se situe également en Aghanistan, dont le Poète, réfugié depuis trente ans dans la petite République Turkmène, est originaire. Aïna est une paysanne. Dotée d’un teint clair et de yeux bleus, un vrai physique d’occidentale, elle apprend à lire et à écrire chez les missionnaires et s’exprime dans un anglais parfait. Elle arrive en ville sans un sou mais, suite à un malentendu qu’elle entretient malicieusement, parvient à se faire embaucher comme préceptrice dans une famille de colons. Ses patrons, la croyant anglaise, lui ouvrent les portes de leur petit monde. Mais quelques années plus tard, leur armée est écrasée par la résistance afghane. Ils repartent pour Londres et Aïna les suit. Le fils aîné de la famille, ayant tenté de la séduire, découvre sa véritable identité. Il laisse éclater son mépris envers elle et son peuple. Humiliée, elle décide de se venger.
Je pars retrouver le Poète. Dans le taxi qui me mène à l’aéroport, je ne vois que son visage. Dix ans se sont écoulés depuis ma dernière visite, mais je suis toujours aussi ému à l’idée de le voir, de l'entendre. Ses romans, traduits dans toutes les langues, ont reçu une avalanche de prix internationaux. Ce qui frappe immédiatement quand on le connaît : son humilité. Son visage d’adolescent rêveur à demi masqué par des lunettes aux verres épais. Je ne peux pas croire qu’il soit en danger. Mais le rêve que j’ai fait cette nuit et la lettre de Ruslan, reçue quelques jours plus tôt, ne laissent aucun doute. Une menace pèse sur sa vie et celle de ses proches. Il a besoin de mon aide. Je n’ai pas le droit de me défiler.
SYNOPSIS
Chapitre 1
Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon pupitre et les arbres
Ruslan travaille depuis des années dans la maison du Poète, à Ashgabat. Une nuit, il est réveillé par des battements sourds sur sa porte. Il a la surprise de découvrir la frêle silhouette d’Ali, son neveu de treize ans, qui vit dans la montagne. Ali a parcouru des kilomètres en stop. Il veut raconter à son oncle la scène dont il a été témoin. Un homme nommé Umük a lancé une fatwa sur le poète. Il a juré de le tuer. Le village vit sous le règne de cette brute. La menace est à prendre au sérieux, d’autant qu’Umük et son groupe ont déjà commis des attentats dans la région.
Chapitre 2
Sur toutes les pages lues/ Sur toutes les pages blanches
Le Poète a connu son heure de gloire dans les années soixante-dix. Depuis, il vit reclus, isolé, dans les souvenirs du passé. Seuls quelques journalistes étrangers, comme Paul, viennent encore le déranger dans sa retraite. Il voyage pour recevoir des prix. Mais le reste du temps, il est déprimé par la situation de son pays d’origine, l’Aghanistan, et par la perte de la femme qu’il aime, Narjess, mariée à un autre et vivant aux Etats-Unis.
Chapitre 3
Sur les images dorées/ Sur les armes des guerriers
Ali est un enfant différent des autres. Fils unique, il vénère sa mère, veuve de guerre. Il rêve depuis toujours de rencontrer le Poète. Mais quand il découvre les plans d’Umük, il commence à espionner le terroriste et sa bande. Découvre leurs vices, leurs interprétations délirantes du Saint Livre, les tortures qu’ils s’infligent mutuellement ainsi qu’à certains enfants du village.
Chapitre 4
Sur la jungle et le désert / Sur les nids sur les genêts
Un jour, le groupe décide d’attaquer un convoi militaire qui doit traverser la région. Ali et son ami d’enfance, Gül, sont témoins de l’attaque. Trois soldats sont tués. La terreur d’Ali grandit. Il économise pour le long voyage qu’il entreprend seul, au début de l’automne.
Chapitre 5
Sur les merveilles des nuits/ Sur le pain blanc des journées
Le Poète n’aurait rien écrit s’il n’avait pas rencontré Narjess. Mais elle était promise à son cousin. Ils ont cependant une longue aventure. Avec la guerre, ils s’exilent tous les deux.
Chapitre 6
Sur tous mes chiffons d'azur/ Sur l'étang soleil moisi
Depuis que Ali est parti, sa mère, sur sa demande, espionne Umük et sa bande. Ils sont sur la piste du Poète. Umük désigne Timour en éclaireur, avec pour mission de préparer l’assassinat. Timour donne fréquemment des nouvelles. Il a découvert l’existence d’un afghan chez qui le Poète se rend souvent, le docteur Khan.
Chapitre 7
Sur les champs sur l'horizon/ Sur les ailes des oiseaux
Le cabinet du docteur Khan est victime d’un violent attentat. Plusieurs femmes meurent dans la salle d'attente.
Chapitre 8
Sur chaque bouffée d'aurore/ Sur la mer sur les bateaux
Le Poète se rend en Suède et retrouve Narjess. Il a perdu son meilleur ami, le docteur Khan. Elle le supplie de rester en Europe, mais il refuse et rentre au Turkménistan.
Chapitre 9
Sur la mousse des nuages/ Sur les sueurs de l'orage
Paul arrive au Turkménistan et rencontre Ruslan. Le Poète arrive à son tour. Ils discutent avec le petit Ali.
Chapitre 10
Sur les formes scintillantes/ Sur les cloches des couleurs
Sous la pression amicale de Paul, le Poète se remet à écrire. Paul doit prolonger son séjour tant que le Poète n’est pas en sécurité, mais les autorités turkmènes sont peu conciliantes.
Chapitre 11
Sur les sentiers éveillés / Sur les routes déployées
Course poursuite entre Paul et Timour dans les rues de la Capitale.
Chapitre 12
Sur la lampe qui s'allume/ Sur la lampe qui s'éteint
Timour poignarde Paul, qui est emmené à l’hôpital d’Ashgabat. Ève le rejoint.
Chapitre 13
Sur le fruit coupé en deux/ Du miroir et de ma chambre
Le petit Ali est approché par Timour pour rejoindre le groupe, qui détient la mère d’Ali en otage.
Chapitre 14
Sur mon chien gourmand et tendre/ Sur ses oreilles dressées
Ali entre dans leur jeu mais ne parvient pas à passer à l'acte. Face au Poète, il s'écroulent. Ils simulent un enterrement. Timour, satisfait, ramène l’enfant au village.
Chapitre 16
Sur toute chair accordée/ Sur le front de mes amis
Ali retrouve sa mère qui a été torturée par Umük. Désespéré, il la pousse à s’enfuir avec lui.
Chapitre 17
Sur la vitre des surprises/ Sur les lèvres attentives
Paul sort du coma. Le Poète lui raconte l’acte de courage d’Ali. Sur un coup de tête, ils partent au village retrouver l’enfant, accompagnés de l’armée.
Chapitre 18
Sur mes refuges détruits/ Sur mes phares écroulés
L’enfant et sa mère ont disparu. Paul rentre en France avec Ève.
Chapitre 19
Sur l'absence sans désir / Sur la solitude nue
Le nouveau livre du Poète parait à Londres. Il raconte l’histoire d’Ali. A la fin du roman, l’enfant meurt.
Chapitre 20
Sur la santé revenue/ Sur le risque disparu
Plusieurs personnes au village disent avoir aperçu Ali dans la montagne. Il marchait lentement, comme un fantôme. Mais dans un tout petit village loin de là, il y a un enfant qui a beaucoup marché. Il écrit dans le sable:
Et par le pouvoir d'un mot / Je recommence ma vie/ Je suis né pour te connaître/ Pour te nommer
Liberté.
(Paul Eluard, Poésies et vérités, 1942)