La mort comme Victoire

Eva Scardapelle

— Où EST MA CHEMISE BLEUE A CHEVRONS ? cria Jé vers la salle de bains.

— À sa place…dans le dressing,  fit une voix à peine audible, sortant d'une pièce à l'autre bout du couloir.

Tout en boutonnant son pantalon, il se dirigea vers le dressing et commença à chercher parmi la trentaine de chemises accrochées dans la penderie.

— JE NE LA TROUVE PAS ! Mais bon Dieu, où est-elle, cette fichue chemise ? grommela-t-il en jetant un œil à sa montre. Tu l'as lavée au moins ?

Héléna, nue, s'essuyant d'une main les cheveux avec une serviette, s'avança et balayant d'une main rapide la collection de chemises, murmura :

— Oh, tu as raison. Peut-être l'ai-je oubliée. Je vais descendre voir à la lingerie.

Jé soupira rageusement.

— Mais bon Dieu, ça fait trois semaines que tu es au courant de ce rendez-vous avec l'Empereur, et tu sais qu'aucune autre ne s'accorde avec ce costume !

Son épouse, se dirigeant vers la salle de bains, s'arrêta pour se retourner et lança, narquoise :

— Tu n'as pas qu'un seul costume que je sache.

 

7h23. S'il ne se pressait pas, Jé allait rater le début du conseil d'administration et cette erreur lui serait sûrement fatale pour le reste de sa carrière. L'Empereur était d'une rigueur parfois insupportable. Arriver après lui était la dernière chose à faire avec les nominations qui devaient être annoncées en ce jour.

À la hâte, il dut choisir un autre costume et eut toutes les peines à y associer cravate et chemise. Autrefois, c'était sa femme qui préparait ses tenues. Ce temps-là était révolu. Aujourd'hui, elle oubliait même de lui laver ses chemises.

Habillé,  il se dirigea vers la mezzanine et descendit quatre à quatre les escaliers, lança un "à ce soir !" nerveux, qu'Héléna, dans le bruit assourdissant du sèche-cheveux, ne sembla pas entendre. Il claqua la porte derrière lui et se dirigea vers sa voiture.

La jeune femme arrêta le sèche-cheveux, le posa doucement sur la commode et s'approcha, toujours nue, de la fenêtre. Elle regarda froidement son mari démarrer la voiture, dissimulée derrière les rideaux de la salle de bains. Dans un demi-sourire, elle enfila son peignoir et descendit à la cuisine. Elle prit une pomme dans le frigo et s'assit sur le plan de travail. Elle croqua à pleines dents, satisfaite, tout en bougeant d'avant en arrière ses jambes croisées, comme le font les gamines au lycée, perchées sur les barrières à la sortie des collèges.

Puis, elle descendit à la lingerie, saisit en chantonnant le panier de linge sale et ouvrit la machine à laver. Entre deux paires de chaussettes et de pantalons, la chemise bleue de son époux tomba avec légèreté dans la cuve.

 

Jé arriva en courant au bureau, salua rapidement sa secrétaire. Dans quinze minutes, l'Empereur ferait son entrée dans les lieux. Il ouvrit sa sacoche et voulut en sortir le dossier GEFNOR. Médusé, il regarda l'intérieur de sa mallette, elle était vide. Il était pourtant persuadé de l'avoir glissé hier soir après maintes lectures, afin de ne pas l'oublier ce matin. Dix minutes. Il lui restait dix minutes et il n'avait aucune note ! Il composa le numéro de son domicile. Il lui fallut attendre plusieurs sonneries avant qu'Héléna décroche.

— Oui ? dit-elle d'une voix sereine à l'autre bout de la ligne 

— Je crois que j'ai oublié le dossier GEFNOR sur mon bureau, tu peux aller voir s'il te plaît ?

— Ok, soupira-t-elle.

Revenant au bout de quelques minutes, qui semblèrent une éternité pour Jé :

— Il est bien là.

— Merde. Je ne comprends pas, j'étais sûr de l'…Bon, j'ai un double sur le pc, tu peux me l'envoyer par mail ? Fais vite, il me reste sept minutes. Mince ! Ça va être vraiment juste. Jé ne se sentit vraiment pas bien, il s'affala sur son fauteuil en cuir.

— Quand on n'a pas de tête…ok, je le vois, je te l'envoie tout de suite, marmonna sa femme à l'autre bout du fil.

Jé attendit. Aucun mail n'arrivait malgré les rafraîchissements de la boîte de réception.

— Tu l'as envoyé ? Parce que j'ai rien, là !

Trois minutes.

— Excuse, j'avais fait une fausse manipulation. Voilà, c'est fait.  À plus tard et bon courage avec l'Empereur mon chéri !

Héléna avait raccroché.

Le jeune homme était persuadé avoir entendu une pointe de cynisme dans ses derniers mots.

Une minute.

Il attrapa son notebook et marcha rapidement vers la salle du conseil, il lui faudrait faire la présentation à l'aide de son écran. L'empereur arriva juste après lui. Jé lança la réunion, nerveux et mal à l'aise.

Après l'avoir remercié de sa présentation, le directeur général rentra dans le vif du sujet. Au bout d'un instant, la voix de l'Empereur sembla provenir de si loin que Jé ne l'entendait même plus.

 A quoi jouait Héléna ? Hier soir, elle était rentrée très tard, le dîner n'était pas prêt, le frigo était vide. Lui, qui voulait se coucher tôt pour attaquer cette journée cruciale, avait dû manger en hâte une boîte de raviolis, dénichée au fond d'un placard.

La semaine précédente, elle l'avait ridiculisé avec une blague foireuse sur les performances au lit devant leurs amis. Il y avait perçu une sorte de moquerie visant à le rabaisser, lui, plutôt qu'à faire rire l'assemblée.

Un mois auparavant, elle avait annulé le rendez-vous auprès du garagiste sans le lui dire. Il était arrivé chez ce dernier qui lui avait ri au nez : "Vous ne communiquez pas assez avec votre femme ! C'est elle-même qui m'a appelé il y a deux jours en disant que ce n'était plus la peine !"

Jé s'était alors rattrapé en bafouillant. Il avait remis ses lunettes de soleil sur son nez et avait démarré la voiture en trombe. Quand il était rentré, Héléna avait feint l'innocence. Certes, l'année avait été très difficile pour eux deux, mais il ne comprenait pas ses réactions. Il repensa au dossier GEFNOR et se revit replacer le dossier, la veille, dans sa sacoche. Sa compagne l'avait donc retiré. Pourquoi ? Pourquoi également n'avait-elle pas préparé sa chemise bleue ? Ce n'étaient que des petits détails qui s'accumulaient depuis quelques semaines, mais ils suffisaient à entraîner Jé dans un tourbillon de sensations désagréables. Futiles et aux conséquences peu fâcheuses jusqu'à présent, ils avaient failli lui causer son poste aujourd'hui. Cette sensation crescendo d'événements déroutants dans son quotidien le mettait profondément mal à l'aise.

Lui non plus n'avait pas été exemplaire. Honteux, il se remémora les sept derniers mois. Tout avait commencé par une soirée avec sa secrétaire de l'époque, Sylvie.

 

 Reste avec moi cette nuit, s'il te plaît, Jé, lui avait murmuré Sylvie à l'oreille, en embrassant langoureusement son dos, ses mains effleurant les poils de son torse.

Jé avait caressé sa croupe sublime et achevé son geste par une claque sur son postérieur.

 Qui t'attend chez toi ? Plus personne ne t'attend Jé, alors que moi, ici, j'ai envie de toi…j'ai…besoin de toi. Sylvie avait mordillé l'épaule de son amant.

 Il est déjà 23 H, je dois y aller. Rhabille-toi, avait  répondu ce dernier, en boutonnant sa chemise. Merde, ça sent le cul ici ! avait-il dit en se marrant, une main sur la poignée de la fenêtre.

Une cigarette aux lèvres, il avait revêtu son pantalon en tweed et sa veste. Sylvie avait renfilé à regret sa culotte. il s'était penché vers elle, déposant sur ses lèvres un baiser furtif.

Jé était sorti de l'hôtel et s'était arrêté sous le porche. Où avait-il encore garé sa voiture ? L'effet de l'alcool et de la coke commençait à se dissipe. Dieu que c'était bon de prendre son pied dans cet état ! Baiser sans se poser de questions, se laisser aller et s'oublier. Il avait checké ses mails et avait souri. Yvana lui avait répondu.

 

Pendant des mois, il avait enchaîné les soirées comme celles-ci avec toutes celles qui acceptaient ses avances. La succession et le dossier GEFNOR étaient tombés au bon moment, servant de prétexte pour fuir le domicile conjugal, plongé dans une torpeur noire et dans un silence effrayant. Il lui suffisait de poser le pied sur le seuil de cette grande bâtisse du début du siècle pour entendre les pleurs lancinants d'Héléna, qu'il ne supportait plus.

S'était-elle doutée de cette débauche qui lui avait permis de continuer ? Parfois, il avait laissé échapper certains indices, cheveux, traces de rouge à lèvres, relents de parfums fruités, dont, à aucun instant, sa femme ne lui avait parlé.

Son silence l'avait terrifié.

Il avait souvent imaginé les scènes de jalousie, violentes, le prenant au dépourvu comme un gosse que l'on surprend à piquer de l'argent dans le porte-monnaie maternel. Mais rien ne s'était passé. Partageant encore son lit, il ne pouvait plus la toucher, craignant de déclencher un véritable cataclysme. Pourtant Jé désirait toujours sa femme. Il l'aimait profondément et il supposait qu'il en était de même pour elle.  Leur rapprochement dans la douleur un an auparavant avait cédé la place à un iceberg de glace infranchissable. Devant la froideur et l'absence d'implication morale d'Héléna, il avait fini par abdiquer. Leur quotidien avait alors été condamné à une banalité sociale. Leur travail, les soirées avec leurs amis, les échanges superficiels concernant l'organisation de la maison, constituaient dorénavant les piliers de leur union.

La voix grave et solennelle de l'Empereur le tira de ses rêveries. Ce dernier avait clôturé la séance.  L'heure du midi était déjà arrivée. Jé retourna dans son bureau. Il s'approcha de la fenêtre et alors qu'il s'apprêtait à rejoindre le staff pour déjeuner, il aperçut sa femme, adossée à l'arrêt du bus. Que faisait-elle là ? Il regarda son téléphone portable, aucun appel en absence, aucun sms n'y figurait. Au moment où il allait ouvrir la fenêtre, elle leva les yeux vers lui, soutenant cet échange étrange et intense  pendant quelques minutes. Puis, il vit un homme s'approcher d'elle et la prendre par la taille. Jé quitta son bureau en courant, bouscula son collègue qui lui cria : "on va à la Toque Bleue, tu nous rejoins ?"

Sans répondre, il poursuivit sa course, franchit le couloir à toute vitesse et appuya plusieurs fois sur le bouton de l'ascenseur. Celui-ci n'arrivant pas à son niveau, il emprunta l'escalier de service et manqua de s'étaler sur les marches bétonnées. Enfin, atteignant la porte de secours, il fut aveuglé par le soleil perçant les nuages. Tournant la tête de chaque côté, il chercha des yeux ce couple irréel qu'il avait vu se former sous ses yeux. Il crut apercevoir le manteau noir de sa femme. La chevelure blonde qui retombait sur ses épaules confirma son intuition. Il se mit à courir et rattrapa bientôt le couple. Il ne connaissait pas l'homme. Ou du moins il ne n'avait pas reconnu, son attention se portant sur les jambes magnifiques de sa femme arpentant avec grâce et légèreté le pavé, au même rythme que  les pas assurés de l'homme. Il remonta son col, croisa les bras sur sa poitrine et les suivit en se tenant à distance.

 

Ils avaient parcouru environ 500 mètres quand le couple entra dans un hôtel réputé sur l'avenue. Jé s'immobilisa. Son cœur tressautait dans sa poitrine. Il attendit, indécis, pendant une dizaine de minutes puis franchit la porte de l'hôtel à son tour d'un pas décidé. La réception était déserte.  Il sonna à l'endroit prévu. Un homme arriva rapidement et lui sourit.

— Bonjour Monsieur, vous avez réservé ?

— Heu non…Ecoutez, je voulais savoir si une cliente du nom de Ferberg était descendue chez vous ce midi…enfin récemment…

Le réceptionniste le regarda avec suspicion.

— Je n'ai réceptionné personne depuis ce matin 9h, Monsieur.

— Vous êtes sûr ? Je crois avoir vu Mme Ferberg…pénétrer dans votre hôtel…accompagnée d'un monsieur, il y a environ quinze minutes.

— Non, c'est impossible, répondit fermement le réceptionniste. Je m'en souviendrais.

— Elle…Elle est grande, mince, blonde avec un manteau noir. Ils ont pu passer pendant que vous étiez dans le bureau voisin. Ils ont peut-être checké hier ?

— Non. Je suis là toute la semaine et je n'ai vu personne correspondant à votre description. Si vous n'avez pas de réservation, je vous prierai de quitter l'hôtel, Monsieur, trancha l'homme. 

— JE VOUS DIS QUE JE L'AI VUE A L'INSTANT ! hurla Jé, perdant tout self-control.

Sans attendre de réponse, il se rua vers l'escalier et monta les étages quatre à quatre, le réceptionniste criant, à ses trousses. Déboulant dans le corridor tapissé de rouge, il colla son oreille à chaque porte, à l'affût du moindre bruit suspect. Arrivé à la chambre 123, l'oreille collée  contre la porte, il crut entendre des bruits étouffés. Il commença à tambouriner avec ses poings. Au même instant, deux hommes parvinrent à son niveau et le saisirent de force, pour le traîner dans une chambre ouverte. D'un mot, ils éjectèrent la femme qui y faisait le ménage. Les deux baraqués le maintinrent fermement assis sur le lit. Le directeur fit son entrée. Il scruta Jé.

— Ecoutez mon vieux, soit vous vous calmez, soit j'appelle la police. Vous n'êtes pas dans un vulgaire tripot ! Vous ne pouvez pas déranger nos clients de cette manière. Je crois que Monsieur Sansuet, le réceptionniste, a été clair avec vous sur ce sujet : nous n'avons pas vu Mme Ferberg, qui…heu…semble être votre femme, n'est-ce-pas ? ...dans notre hôtel, ni aujourd'hui, ni hier. Vous me comprenez, monsieur Ferberg ? Alors soit vous me promettez de sortir calmement et je permets à mes vigiles de vous relâcher, soit j'appelle les forces de l'ordre. C'est bien compris ?

— Oui…c'est bon, je m'en vais. Dites à vos gros biceps de me relâcher s'il vous plaît, répliqua le jeune homme en réajustant son pardessus froissé.

Les hommes le libérèrent, et Jé quitta l'établissement.

 

Il poussa la porte de l'hôtel, l'air frais lui fit du bien. Il desserra sa cravate et essuya la sueur qui perlait sur son front.

Abattu et consterné, il repartit la tête basse vers son bureau. Avait-il réellement vu Héléna sous les fenêtres de son bureau ? N'était-ce pas une ressemblance ? La fatigue de ces derniers temps pourrait expliquer cette méprise, c'était possible après tout. Il s'affala dans son fauteuil en cuir. Une chaleur terrible envahit brutalement son visage. L'Empereur ! Il l'avait oublié pour ce repas stratégique ! Vu ses nouvelles fonctions de PDG annoncées ce matin, il avait foiré. Il le savait. L'empereur ne lui pardonnerait jamais cette échappée.

Dans le bureau déserté, l'esprit de Jé se mit à divaguer. Si ce n'était pas Héléna, pourquoi le staff de l'hôtel lui avait-il menti ? C'était certain, une jeune femme blonde avait bien franchi la porte ce midi. Ce n'était peut-être pas sa femme, mais cette femme s'était bien rendue à la réception de l'hôtel !

Il ferma les yeux et revit le visage de celle qui l'avait regardé d'en bas. Il était idiot, il était stupide. Il connaissait trop bien ce regard, ce visage. C'était bien son épouse, il en était sûr maintenant. C'était bien elle qu'il avait aperçue à cet arrêt de bus, c'était bien elle que cet inconnu avait saisie par la taille, c'était bien elle qui avait poussé la porte vitrée de cet hôtel de grand standing.

Il y avait un moyen de s'en assurer. Héléna ne travaillait pas aujourd'hui. Elle avait prévu de rester à la maison pour s'occuper des dernières affaires à ranger, dans la chambre du fond. Il prit ses clés et regagna sa voiture.

 

Il conduisit rapidement, tout en cherchant une cigarette dans sa veste, en vain, et rejoignit son domicile en quinze minutes seulement. De la grille, il aperçut sa voiture dans l'allée. Il n'en fut pas soulagé. Jé ouvrit la porte d'un coup de pied violent. Il s'immobilisa sur les premiers carreaux de l'entrée, surpris par la vision d'Héléna qui l'attendait. Vêtue d'une longue robe de soirée blanche, elle se tenait debout sur les premières marches de l'escalier, les bras croisés, son épaule contre le mur. Son visage, d'un calme olympien, semblait transpirer légèrement, mais à cette distance, Jé ne pouvait en être sûr.

 

— POURQUOI TU FAIS CA ? POURQUOI TU NOUS FAIS CA ?

 

Il fit un pas. Sa compagne monta une marche supplémentaire. Ils se fixèrent des yeux, dans le silence troublé par le seul tic-tac de l'horloge de l'entrée. L'air devenant suffocant, Jé fit tomber son pardessus à terre. La scène paraissait irréelle, la porte d'entrée restée ouverte, le quartier déserté à cette heure de l'après-midi.

Un coup de klaxon à l'entrée du lotissement retentit et tira Jé de sa torpeur. Il se rua. Elle se retourna pour gravir l'escalier. Elle fut arrêtée dans sa course par le tiraillement du bas de sa robe. La force de son époux l'obligea à s'arrêter. Dans la manœuvre, son pied se tordit et, dans un cri, elle s'accroupit dans l'escalier. Son mari la retourna puis se coucha sur elle. Sa main remonta le long de la cuisse douce, caressa son ventre, frôla son sein et s'arrêta sur sa gorge qu'il encercla avec force. Les iris bleus, autrefois étincelants et  lumineux de sa femme, étaient recouverts d'un voile sombre.

Il regarda la bouche entrouverte d'Héléna, à la recherche d'un semblant de souffle tant sa main serrait sa gorge. Il passa son autre main sous sa robe, chercha nerveusement l'élastique de sa culotte et arracha celle-ci. Les chaussures de la jeune femme dévalèrent l'escalier sous les soubresauts de ses jambes. Dégrafant son pantalon, il la pénétra de force et la bâillonna de sa main. Quand il eut joui en elle, il s'immobilisa sur son ventre, la tête tournée sur le côté, une larme s'échappant sur sa joue.

Héléna s'assit dans les marches. D'un geste lent mais ferme, elle tira sur sa robe afin de se dégager complètement de l'étreinte de son mari. Ce dernier se mit à genoux dans l'escalier, la tête baissée vers le sol, haletant.

Elle monta lentement l'escalier, sa main tremblante glissant sur la rampe en chêne ciré. Arrivée sur le palier, elle s'arrêta et regarda Jé en contrebas. Puis se glissa dos à la balustrade. La forme arrondie de la rambarde suivait à la perfection la courbe de ses reins. Les bras écartés, saisissant fermement la rampe de la mezzanine, elle se pencha en arrière. Jé, dont la respiration était redevenue plus calme, leva la tête. Dans un élan mal maîtrisé, il se releva, monta les marches, trébucha. Il vit alors Héléna basculer dans le vide, dans le craquement sec du bois.

Il cria son prénom tout en attrapant un pan du bas de sa robe qui se déchira sous la pression. La chute se déroula au ralenti sous ses yeux, comme une séance de Matrix Reloaded, sa robe blanche flottant autour d'elle, son visage blafard, impassible, en larmes. Ses cheveux blonds dansaient dans le vide une valse surréaliste.

Durant un instant, le visage de sa femme se superposa à celui de sa fille de trois ans, Victoire, décédée dans les mêmes conditions, un an auparavant. Le corps d'Héléna s'écrasa sur le carrelage blanc, dans un bruit brut effroyable. Il recula. Ses pieds butèrent dans la chaise . Il chancela.

Cette chaise…qu'il avait oubliée de ranger, après avoir changé l'ampoule du luminaire du palier, un certain samedi de l'hiver dernier.


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