La nuit d'avant

marie-l

LA NUIT D’AVANT

Le soleil a disparu, avalé par la mer. Obligeant cette étrange journée à capituler. Je suis descendue sur la plage, abandonnant les autres aux derniers préparatifs. La cuisine bourdonnait de femmes. Elles me donnaient le tournis. Des tantes, des cousines, des amies venues partager le dîner. Elles me fatiguaient. Il me semblait assister à la curée, avec, dans le rôle de la pauvre biche qu’on dépeçait, moi-même. C’était à peine exagéré. Je n’avais pas l’habitude de ces bavardages incessants, de ces babillages futiles, de ces tonalités grimpant dans les aigus. Leur intérêt pour l’évènement me fascinait. Elles semblaient y tenir davantage que moi. J’aurais dû être là, participant aux conversations dont j’étais malgré moi devenue le coeur. Mais c’était au dessus de mes forces. J’avais déjà trop donné. Alors j’ai fui ce matriarcat qui n’était pas le mien, excédée par leurs injonctions, las des conseils en tout genre. Pouvaient-elles comprendre que leur expérience ne m’intéressait pas ? Que je ne serais pas leur jouet ? Pas même pour une journée.

Un paréo sur les hanches, je suis descendue sur la plage, traversant la pelouse fraîchement tondue bordée de bosquets réguliers. Encore son œuvre à elle. Elle était partout mais je devais admettre que ce jardin était une réussite. Marre de cette perfection. Devais-je y voir un défi à relever ? « Cette petite gourde fera-t-elle mieux ? » Non elle n’était pas aussi sévère envers moi. Je lui laissais le bénéfice du doute.

Les heures chaudes laissaient enfin place à l’atmosphère caressante de la soirée. J’ai abandonné mon paréo sur le sable pour m’enfoncer dans la mer. Avec le crépuscule je ne devinais plus les fonds. Peut-être me blesserais-je sur un rocher et alors il faudrait tout annuler ? J’ai fait quelques brasses dans la mer encore chaude, me lavant de mon stress et de mes angoisses. Quelques jours plus tôt, une amie m’avait demandé si j’étais sûre de moi. Au dernier moment, on a toujours un doute assurait-elle. Alors de qui devrais-je douter ? De moi ou de lui ? J’ai plongé ma tête sous l’eau pour oublier cette question. Chercher à y répondre serait déraisonnable et stupide. Une belle brèche dans laquelle le doute allait s’engouffrer. Plus je m’éloignais de la maison et plus la sérénité me gagnait. S’inquiétaient-elles de ma disparition ? Non, pour elles, la cuisson du poisson en papillote et les questions vestimentaires invariablement les êtres.

J’avais si longtemps été un sujet de discorde que j’aurais dû me féliciter de ce changement. Me réjouir de cet enthousiasme. Cette nuée de femmes me terrifiait autant qu’un essaim d’abeilles à ma poursuite. Sincère intérêt ou parfaite hypocrisie ? Peu m’importait, bientôt tout cela serait derrière moi. J’aurais pu fuir, abandonner. Mais ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Comme lorsque le dentiste vous dévitalise une dent. Sauf qu’ici la séance se déroulait sous une centaine de paires d’yeux. Et finalement cette dent, y tenais-je tant ? Une dent cariée, symbole des excès du passé, des erreurs de jeunesse. On ne l’arrachait pas. Elle restait. Intacte comme un souvenir, mais qui ne vous fait plus souffrir. Ne rien regretter, voilà ce que ce geste signifiait.

Enveloppée seulement par la douceur de l’air, je me suis assise sur le sable face à la mer, mes bras enserrant mes genoux. La nuit était tombée et l’eau noire reflétait maintenant la clarté de la lune avec l’exactitude d’un miroir. La lune duveteuse caressée d’étoiles luisait à travers les nuages. Ferait-il beau demain ? Dans le salon la météo devait être au centre de toutes les conversations. Bercée seulement par le chant des cigales, je songeais qu’il était bien plus agréable de vivre la nuit. Loin des reproches, des obligations, des apparences. L’obscurité tempère nos ardeurs, camoufle nos défauts. Quelquefois même, excuse nos erreurs. Plus d’effort à faire, plus de rôle à jouer. Plus de sourires forcés. Plus rien ne vous atteint. Si la nuit possède un pouvoir, c’est certainement celui de vous faire croire qu’elle détient la vérité. Que la journée n’est qu’une comédie. Chacun ayant choisi son rôle, tentant de faire croire à la véracité de son personnage soutenu par des propos empruntés, calculés, répétés cent fois, mille fois devant les glaces des salles de bain. Les phrases de l’après-midi résonnaient encore, sans écho désormais. Libre à moi de décider que rien n’avait existé. « Tu devrais plutôt porter ce collier, avait-elle dit quelques heures avant. » A cet instant, j’avais approuvé d’un « oui » obéissant. Je songeais maintenant à la bâillonner. La nuit instigue de mauvaises pensées. La nuit rend invincible.

Les oiseaux commençaient à appeler le jour lorsque j’ai lâché prise, vaincue par le sommeil. Un peu plus tard, j’ai senti le soleil briller à travers mes paupières comme un effort désespéré pour me réveiller. Finalement c’est lui qui est venu. Celui pour qui je donnais ma vie. Me caressant doucement, tendrement le bras il a murmuré « ma chérie, réveille-toi. » Pouvais-je demander encore un peu de répit ? Encore quelques mois ou quelques années de liberté ? Et puis non, j’avais promis. Aujourd’hui on se marie.

  • Toujours cette écriture fluide, visuelle et émotive. Moins fort que "Adieux" mais un peu la même idée de structure, à savoir la chute à la dernière phrase.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Soir e jazz 58

    luc--2

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