Museum
marie-l
MUSEUM
9 heures.
Les pas lourds des gardiens résonnent entre les salles et la femme de ménage frotte le marbre de son balai avec un rythme régulier. Ce sont les bruits du matin. J’attends toujours avec impatience ce moment. Doucement, le musée s’éveille après une longue nuit de silence. Les immenses fenêtres donnant sur les jardins du Trocadéro filtrent le soleil à travers des vitres un peu poussiéreuses. Quelques oiseaux, pas encore dérangés par les touristes, pépient entre les arbres, comme un réveil tardif. A cette heure matinale, la lumière rasante souligne la vétusté des vitrines de bois qui abritent les armes préhistoriques. Je continue d’être surpris de l’atmosphère un peu désuète de ce lieu qui réunit des centaines de reliques millénaires, chargées d’histoire et d’humanité. C’est ce contraste qui fait de ce musée un endroit particulier, duquel personne ne ressort totalement indemne. Comment ne pas s’interroger sur sa propre évolution, quand on s’aperçoit que des siècles, que tant de vies et de cultures peuvent être rassemblées en quelques mètres carrés.
10 heures.
J’entends le directeur du musée arriver pour son inspection presque quotidienne. Avant même de l’apercevoir, je reconnais ses talonnettes qui claquent sur le marbre et me font chaque fois songer aux pas d’une femme chaussée de talons aiguilles. Je ne peux m’empêcher d’envier son travail. Sa façon à lui de veiller sur ces témoignages d’autres vies est bien différente de la mienne. Cet homme n’est pas là par hasard. Il aime chacune de ces pièces, chacun de ces objets sur lesquels il veille comme un trésor. Comme son trésor. Lorsqu’une délégation étrangère est de passage et qu’il fait visiter le musée à un ministre ou à un attaché culturel, je peux lire la fierté dans ses yeux. Son regard aussi brillant que celui d’un enfant un soir de Noël exprime toute la passion de cet homme pour l’Histoire et les temps primitifs en particulier. D’un petit mouvement de tête il me salue. Je sais qu’il me porte une certaine affection. Lorsque la salle est déserte, il vient souvent se confier à moi. Je sais qu’il s’inquiète de notre avenir. Il aimerait pouvoir rester mais il se fait vieux, il a peur d’être remplacé. Il s’inquiète à l’idée que son successeur ne soit pas aussi cultivé et passionné que lui. Il a peur que les intérêts économiques prennent le pas sur la qualité des expositions. Le nouveau directeur risque d’essayer d’attirer plus de monde en réalisant des opérations plus commerciales. Mais faire rentrer de l’argent dans les caisses n’a jamais été la priorité. J’ai le sentiment que cet homme aime ce musée plus que sa propre famille. Et au fil du temps, je suis probablement devenu son enfant.
11 heures.
Il y a rarement beaucoup de visiteurs avant onze heures. Seules quelques maîtresses d’écoles à la tête de classes plus ou moins dociles savent être matinales. Entre les galeries d’anthropologie, de préhistoire et d’ethnologie, elles tentent tant bien que mal de leur expliquer la vie de ces civilisations disparues. Pour les petits enfants, qui n’ont pas la notion du temps, il est bien compliqué de concevoir ces époques. J’ai entendu un jour l’une des maîtresses demander à l’un deux quand avaient vécu les hommes de Cro-magnons. Le garçon, qui devait avoir à peu près sept ans, lui a répondu : « en 1980. » Evidemment, cela doit lui paraître bien loin, lui qui est né avec le siècle. De temps en temps quelques étudiants en histoire viennent documenter leurs exposés. Certains même s’assoient pour dessiner. J’aime à croire qu’ils m’ont quelquefois représentés sur leurs croquis. J’aimerais qu’ils me posent des questions, j’ai tant à leur apprendre. Mais je sais qu’ils ne le feront pas. Comment pourraient-il envisager que je puisses les aider ?
12 heures.
A l’heure du déjeuner, c’est un peu plus calme. Ceux qui viennent entre midi et deux sont assez différents, c’est une chose que j’ai remarquée, à force d’observer. Ce ne sont pas des touristes. Souvent des gens qui travaillent dans le quartier et qui s’accordent une pause sous l’œil figé des esquimaux de cire. Je les vois planquer leur sandwich lorsqu’ils passent devant les gardiens. Il est formellement interdit de manger dans le musée, c’est même signalé à l’entrée. Mais moi je trouve ça plutôt amusant. Et je ne dirais rien si j’en vois un faire tomber un petit morceau de salade ou poser ses doigts graisseux sur la vitrine. Ce n’est pas mon genre de rapporter. Midi c’est aussi l’heure des vieilles dames. Certaines viennent même me faire la conversation. Je les écoute patiemment et je les comprends. Rien n’est plus triste que de vivre seul, coincée entre un poste de télévision et un chat obèse, les journées uniquement rythmées par des prises de médicaments. Chez nous, dans mon pays, on prend soin des anciens. Ils vivent avec nous, jusqu’à leur dernier jour. On a tant à apprendre d’eux. L’une d’elle, Elizabeth, vient même me raconter chaque épisode de sa série préférée. Je ne sais comment lui dire que je n’y comprends rien. Que je ne regarde jamais ces émissions. Mais je ne veux pas lui faire de peine. Je sais qu’elle a juste besoin de parler. De temps en temps, elle me jette de drôles de regards. Comme si elle savait. Mais je fais comme si de rien était.
14 heures.
J’aime être ici. Les gens s’imaginent que je suis enfermé, que je suis un peu coupé du monde. Mais c’est faux. Ici il se passe tellement de choses. Et je ne parle pas seulement des allées et venues des visiteurs. Il y a quelques années, j’ai même croisé Jean-Paul Belmondo. En 1963. Il était venu tourner l’Homme de Rio. Un matin, toute l’équipe du film a débarqué et durant quelques jours, j’ai assisté à un spectacle étonnant. Ils se sont installés dans la salle réservée à la Nouvelle-Guinée. La scène qui devait s’y dérouler montrait un homme dérobant une statuette. Pour les besoins du tournage, ils en avaient apporté une fausse, placée dans une vitrine installée ici pour l’occasion également. Dans la scène suivante, le voleur, surpris par le gardien, neutralisait celui-ci avec fléchette empoisonnée. C’est l’unique scène que je connaisse car, en fin de compte, je n’ai jamais vu le film. Mais je ne pourrais jamais oublier cette jolie brune, dont les yeux en amande m’avaient profondément troublé. Françoise, c’était son nom. Durant quelques heures, elle avait presque éclipsé ma propre femme, Meryt, que je n’avais pourtant jamais cessé d’aimer.
15 heures.
Je me rappelle mon pays. J’habite à Paris depuis bien longtemps mais finalement je ne connais rien d’autre que ce musée. C’est un peu chez moi ici. Pourtant je ne peux m’empêcher d’être nostalgique et de songer à ma région. A ceux que j’ai laissés derrière moi, il y a si longtemps. Je crois sentir sur mon visage le vent sec et tiède qui caresse les roseaux le long du fleuve. Cette chaleur intense qu’on ne trouve que là-bas me manque. Le soleil règne sur mon pays et les journées d’été se déroulent à l’ombre des maisons de terre et de plâtre. Je suis né à la campagne, là où les enfants ne vont pas à l’école mais ramassent des figues et des dattes pour aider leurs parents. A Paris qui me comprend ? Je vois ces gens engoncés dans plusieurs couches de vêtements car ici les hivers sont rigoureux. Je ne connaissais pas cela avant d’être ici. Désormais j’ai souvent froid mais jamais je ne frissonne. Je ne veux pas qu’ils me remarquent, moi l’étranger. Qu’ils se demandent si je peux vraiment m’adapter. Certains n’aiment pas mon teint de basané, je le sais.
16 heures.
Il y a beaucoup d’enfants aujourd’hui. J’aime le mercredi. Enfin l’endroit s’emplit de rires et je savoure cette gaieté inattendue dans ces lieux un peu austères et bien trop silencieux. Ils posent cent questions à la minute, courent d’une salle à l’autre sans se soucier des convenances propres à un musée. Leurs regards curieux peuvent fixer longuement les vitrines et il reste, longtemps après leur passage, des petites marques de doigts, adorables témoignages de leur observation. Il y a une petite fille qui vient souvent. Sa drôle de coiffure, séparée en deux grandes mèches, me rappelle ma propre fille, que je n’ai pas vue depuis si longtemps. Je crois qu’elle m’aime bien car elle reste longtemps à mes côtés. Mais elle ne pose pas de questions, elle m’observe et reste silencieuse. J’aimerais lui demander à quoi elle pense. A quoi elle rêve. Une femme qui doit être sa mère est obligée d’insister pour que la petite fille me quitte. Elle a l’air fâchée. Comme si elle avait peur de moi, peur de me voir aux côtés de son enfant. Je ne suis pourtant pas méchant.
17 heures.
Depuis quelques temps dans les couloirs bruissent une rumeur. Ils vont faire des travaux. Il serait même question qu’ils déménagent le musée. Les gardiens ne parlent que de cela en ce moment. Je ne dis rien mais moi aussi j’ai peur. J’aime trop ces lieux pour les quitter. Que vont-ils faire de nous ? Ailleurs l’ambiance sera bien différente. Le Palais de Chaillot qu’avaient construit les architectes Azéma, Carlu et Boileau pour l’exposition universelle de 1937 ne sera plus jamais le même sans nous. Nous avons échappé à l’incendie de 1997, ce n’est pas pour finir dans un affreux bâtiment moderne, triste et sans âme. Je préfère espérer encore. Espérer qu’ils me gardent, parce qu’après tout je fais partie des anciens. Je n’ai pas l’âge de la retraite. Je me sens encore si jeune. Je pourrais vivre des millénaires. Je finis par me rassurer. Ils ont besoin de moi. Je fais un peu partie de la légende.
18 heures.
Ca y est. Les portes sont fermées. Les visiteurs évanouis depuis longtemps. Les gardiens de nuit vont commencer leur ronde. Je ne sais pas qui se risquerait à pénétrer dans le musée de nuit pour voler une pièce. Désormais les alarmes sont posées à chaque fenêtre et l’ombre de Fantômas peut bien planer sur le Palais, personne ne prendra jamais la relève. Moi aussi j’aimerais me promener. Me dégourdir un peu les jambes. En savoir un peu plus, voir le monde, découvrir la ville dont je n’ai que des échos, que des bruissements à travers les fenêtres ouvertes. Mais je suis prisonnier de ce musée. Le gardien arrive dans ma salle. Chaque fois, il balaye sa lampe torche sur moi. Et à travers la vitrine, mes yeux secs se font luisants dans le faisceau de lumière. Il ne peut s’empêcher de sursauter. Il aime jouer à se faire peur. Un jour j’oserais. J’oserais bouger. Juste pour voir son visage déformé par l’effroi. Mais pour l’instant je reste, sagement, enfermé dans mon sarcophage de verre. Cette vitrine sur laquelle on a écrit, il y a bien longtemps maintenant : « Momie Anonyme. 1300 avant JC. Egypte. »
Bravo ! Belle idée bien développée et jolie chute.
· Il y a plus de 13 ans ·sophie-dulac
J'aime beaucoup le coup de theâtre final ! La journée d'une momie anonyme, texte vraiment bien construit. Juste une petire remarque: je pense que tu devrais plus laisser respirer ton texte, plus mettre en avant le temps qui passe en mettant un simple espace entre les 9 h/17h/21h ect... Pour mieux symboliser ce temps d'observation qui s'écoule. Tres chouette en tout cas !
· Il y a plus de 13 ans ·andreadada