La Mamawasi

Anne S. Giddey

C'était une immense bulle de verre, posée sur le sol. Ronde, absolument et totalement ronde. Lisse. Rendue évanescente par les vapeurs d'eau qui s'en échappait, la Mamawasi avait l'air d'une goutte de rosée colossale, en train de s'évaporer au soleil. Pourtant, malgré toute sa rondeur, l'usine à naissances était inébranlable, enracinée à la terre de Jallpa par des milliers de filaments et de bulbes métalliques souterrains. La Mamawasi tournait à plein régime.

Newén et Uma marchent au milieu des autres parents. Pensifs. Les femmes ont gagné. C'est écrit dans les nouveaux livres d'histoire, c'est martelé sur tous les murs de la ville. C'est un gain pour l'identité féminine, pas une perte. Les femmes accèdent à l'égalité jusque dans la gestation : elles n'enfantent plus. Fini les corps piriformes, les seins affaissés. Les femmes ont le ventre plat, vacant. Elles peuvent avoir le cœur gros, mais plus le bide. Certaines avaient demandé si les grands pontes de l'égalité des sexes ne pouvaient pas faire l'inverse : donner aux hommes la possibilité d'enfanter, au lieu de l'enlever aux femmes. Des hommes avaient relayé l'idée. Mais les grands pontes n'avaient pas souhaité s'exprimer sur la question.

Eléa les accueille à l'entrée. Elle marche avec aisance entre les interminables rangées d'embryons et de fœtus. Des milliers de poches de grossesse, reliées à des ordinateurs et des écrans de contrôle. Tout est complètement automatisé. Un seul médecin de garde suffit d'ailleurs à garantir la survie de tous les futurs bébés de la Mamawasi. La nouvelle génération du continent grandit dans l'univers feutré de la robotique ultra-perfectionnée. Les machines ronronnent très légèrement, c'est à peine audible, mais rassurant comme un gros chat endormi. On vient ici de toute la plaque continentale Puka Chhullay, des zones volcaniques d'Ilanqha jusqu'au désert Q'omer. Bien que les parents aient droit à une visite par mois, beaucoup ne font le voyage que deux fois : la première fois pour la mise en route de l'embryon, la deuxième, quand l'usine a enfanté de leur bébé. Une femme à la voix fauve est debout dans une allée. Collée contre une poche de grossesse, les lèvres posées sur le plastique organique, elle chante doucement, sans paroles. Uma frémit. Elle sent cette voix de chair sauvage au fond d'elle, comme une forêt souterraine. Elle pense un instant à cet homme, qui s'était fait le guitariste des orques sur une coque de noix au milieu de l'océan. Partiellement immergé, à mi-chemin entre l'eau et l'air, il avait expérimenté longuement tous les sons possibles de sa guitare électrique. Les orques l'observaient. Un jour, les orques commencent à lui répondre. Le lendemain, ils prennent les devants. Le chant de l'orque s'élève, précède la guitare. Les causes perdues ne sont jamais perdues d'avance.

Eléa poursuit son monologue : « Au début, on organisait de vrais accouchements, en présence des parents. Maintenant que les enfants naturels sont interdits, on n'arrive plus à suivre. On a fini par automatiser aussi l'accouchement. »

Elle s'arrête devant un embryon de 2,3 millimètre, une minuscule masse cellulaire. Sur l'écran de contrôle, on voit quelque chose clignoter dans le flou de la masse. Une sorte de goutte de sang, qui palpite lentement, à intervalles réguliers. Comme un phare signalant la présence de la vie. Eléa a un moment d'absence. Malgré la monotonie des jours à la Mamawasi, malgré la production de masse, l'ivresse de l'entre-deux-mondes la gagne encore. Et voir pulser l'ébauche cardiaque d'un embryon de 2,3 millimètre demeure la seule expérience de sa vie qu'elle qualifierait de mystique.

« Quand le bébé a terminé son développement, la poche se déverse simplement dans une grille de récupération et un bras robotisé vient chercher le nouveau-né pour l'amener à l'entrée. »

Newén a l'impression qu'on lui parle de bébés mûrs qui tombent des arbres comme des pommes. Uma se dit que ce petit tas de cellules doit être de même dimension que la boule au ventre, qu'elle traîne depuis son arrivée à la Mamawasi. Elle n'a plus faim depuis qu'elle sait qu'elle ne mangera jamais pour deux.

« Après avoir prélevé sur les parents le matériel nécessaire, on procède à la fécondation. Les embryons sont sélectionnés. Il est vrai que nous n'arrivons pas encore à diagnostiquer toutes les maladies à ce stade, mais nous sommes tout près. Chaque jour, des scientifiques identifient de nouvelles combinaisons géniques, impliquées dans le développement de maladies. L'obésité, le diabète, certains cancers… Bien sûr, il reste les facteurs psychiques, sociaux, environnementaux… »

Eléa gratifie Newén et Uma d'un sourire indéterminé.

« Si vous avez des demandes particulières en matière d'esthétisme, vous devez les indiquer sur le formulaire. »

La poignée de main est ferme et convaincante. Newén rêve d'une jolie petite fille aux yeux verts. Uma voudrait que l'embryon gagnant soit tiré à la courte paille.

 

Les haut-parleurs de la Mamawasi déversent une voix douce, qui annonce la fin des visites. Eléa lance le verrouillage extérieur de l'usine. Elle se retrouve seule dans le monstre rond, seule dans des centaines de milliers de mètres carrés de surface consacrés à la vie intra-utérine. Elle se sent seule, alors qu'ils sont légion autour d'elle, alors qu'une meute de cœurs bat à tous les étages avec une régularité opiniâtre. Dans la nuit, la Mamawasi est encore plus impressionnante. Les poches de grossesse sont comme des microcosmes peuplés de lucioles et de toutes sortes d'espèces abyssales bioluminescentes. Le ventre de l'usine s'ouvre sur une profusion de microgalaxies, qui flottent à quelques mètres du sol, parfaitement alignées. Et tout autour, enveloppante, pénétrante, la voie lactée. La rondeur vitrée de la Mamawasi offrait une vue imprenable sur le ciel de Jallpa. Eléa avait l'impression de barboter au milieu des étoiles, entourée d'ébauches humaines à la silhouette aquatique, apocalyptique ou extraterrestre, selon le stade du développement.

Avant de regagner la salle de garde pour la nuit, Eléa emprunte l'ascenseur qui descend à la forteresse, le second ventre de l'usine, le ventre obscur. La porte blindée s'ouvre directement sur la ruche, une zone contenant des alvéoles remplies d'azote liquide. Les générations de secours attendent leur heure dans l'azote, soigneusement congelées. Ici, la sélection des embryons ne poursuit qu'un seul but : une adaptation optimale aux conditions climatiques les plus extrêmes. Les alvéoles de gauche contiennent les embryons de l'hypothèse climatique froide. A droite, ce sont ceux de l'hypothèse chaude. Depuis longtemps, les climatologues sont en total désaccord sur les modèles climatiques. Mais tous prédisent la catastrophe d'une seule voix. Elle serait même imminente. En supposant que la planète y survive et l'espèce humaine aussi, la Mamawasi nourrissait dans ses entrailles le futur de l'humanité. On avait utilisé le matériel génétique des peuples soumis aux pires conditions climatiques, afin d'obtenir la plus large palette de plasticité humaine. On avait sélectionné des peuples de petite taille. Les T'una venus des hautes montagnes, les Ch'ila et Wank'i des zones arctiques, les Juch'uy des forêts équatoriales. En cas de famine, des individus petits ont plus de chances de survivre. Il peut aussi s'avérer utile d'avoir des réserves de graisse quelque part dans l'organisme. Les Moqo Siki avaient des fesses protubérantes, qui faisaient beaucoup rire les peuples mondains de Jallpa. Pour l'hypothèse climatique chaude, on avait choisi la pigmentation jaune-brun des Q'ellunchu, qui vivaient dans les déserts arides bordant le littoral ouest de Puka Chhullay. Avec une peau ni trop claire, ni trop foncée, l'organisme des Q'ellunchu était protégé des rayonnements solaires, tout en ayant une bonne capacité à évacuer la chaleur. A l'extrême nord de la planète, on trouvait des peuples présentant des amas graisseux autour des yeux et des pommettes, qui les protégeaient du froid polaire. Les Chhanka Muyu avaient d'énormes visages cabossés, comme des pleines lunes.

Mais il fallait des maîtres pour les générations de secours. L'humain apprend par contact, par effet miroir. Par abrasion d'humain à humain, le caractère se forge ou se fond. Les embryons-maîtres étaient totalement expérimentaux. Comme l'espèce humaine est peu dépendante de ses gènes pour ses comportements, on avait dû chercher ailleurs que dans la génétique le moyen de condenser son intelligence sociale. Un groupe de chercheurs soupçonnait l'existence d'une faille dans la plasticité cérébrale. Un moment critique, bien avant la naissance, où il était possible d'imprégner le cerveau humain. Comme on peut le faire avec des bébés canards, peu de temps après leur éclosion. Trois embryons-maîtres venaient d'être démarrés. Au moment critique, on enverrait à leurs circonvolutions cérébrales toute une banque de données comportementales. Une carte sensorielle complète, faite d'images de sons, d'odeurs et de phéromones. Personne ne savait comment les embryons-maîtres allaient réagir au programme d'imprégnation. Allaient-il vraiment exprimer l'empreinte, une fois qu'ils seraient nés ? Eléa fait le tour de leurs poches de grossesse, jette un œil sur les écrans de contrôle. Rien à signaler. Il n'y a jamais rien à signaler à la Mamawasi.

Fatiguée, elle se dirige vers la salle de garde. Enfin, elle peut relâcher ses muscles et ses pensées. Avant d'ouvrir son casier, Eléa vérifie qu'aucune caméra ne suit ses mouvements. La voie est libre. Elle sort alors de l'ombre un bébé téteur, une poupée mécanique achetée au marché noir, et le cale avec douceur contre son sein. Avant de s'écrouler sur son lit, en position fœtale.

  • Si celà était possible, j'aimerais que dans le cycle des réincarnations on puisse alterner Masculin et Féminin...

    Pour ce qui concerne l'histoire, je suis absolument convaincu qu'il n'y a rien à gagner à perdre la possibilité d'enfanter, c'est un "possible" qui est terrible. C'est perdre le lien si fort qui existe entre un être humain et sa "mère", perdre l'image de la "maman". Ensuite avec cette histoire on atteint la porte de l'eugénisme et ses dérives, j'avoue que ça me fait peur, voilà pour le fond.

    Pour la forme, je trouve que c'est une belle écriture, incisive, qui sait où elle va. Il y a un gros travail d'imagination également, on tombe dans le plausible, ça rend l'histoire hyper crédible.

    Merci à Junon de m'avoir fait découvrir votre style !

    · Il y a environ 12 ans ·
    Stamped 500

    Jean Louis Michel

  • La fécondation in vitro vu en science fiction, il fallait oser. Tu l'a fait est bien. Mais faire naitre des bébés suivant leur environnent futur, quel horreur, mais bien vu, puisque en Afrique, il y a une diversité de race.Mais ton héroine Eléa, le manque d'avoir le ventre rond et avoir un bébé pour le serrer dans ses bras et le nourrir, nous fais revenir à la réalité. mais tu dénonces, ces femmes qui veulent toujours rester belle, n'avoir pas le corps déformé qui adopte ou font porter l'enfant par une mère porteuse. Bien vu encore une fois et toujours cette façon décrire, qui me plait bien. Merci de me prendre comme amie, car j'aime ce genre de récit. 4 cœurs.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

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