La nuit toutes les rencontres sont grises

klimt-eastwood

La nuit toutes les rencontres sont grises. Elles se teintent d'une couleur  de fiction. La nuit, dans les bars, tout le monde est quelqu'un d'irréel. Je suis sortie prendre l'air. Assise sur un pas de porte en pierre je me remets de l'oppression de l'intérieur, de la chaleur assourdissante et de la musique étouffante qui tape sur les crânes euphoriques, du tournis des visages qui défilent en riant, en buvant, en parlant, en draguant.

Elle est passée à côté de moi sans me voir, elle parlait toute seule en avançant dans la rue, elle ne semblait se soucier de l'existence de personne, et encore moins de la sienne. Elle parlait comme s'il fallait bien faire quelque chose, à défaut d'avoir de quoi manger, de quoi dormir ou de quoi attendre. Elle n'avait rien à attendre. Elle n'avait pas de direction, elle marchait dans cette rue comme elle marchait dans sa vie. Au hasard, sans repère, sans suite. Elle débitait des phrases insensées avec pourtant cette intonation si vivante, qui semblait vouloir compenser, qui semblait dire écoute au moins la mélodie de ma signification. Elle ne disait rien d'autre que sa présence, et voulait dire tant de choses pourtant. Elle semblait sortie de la course du temps et j'aurais été bien incapable de lui donner un âge. Elle avait un petit corps voûté, couvert d'un empilement de vêtements,  les cheveux crasseux et emmêlés, les ongles longs et sales et jaunis par la cigarette, et au milieu de son visage, déformé par les rides profondes et tombantes que trop de soleils noirs avaient laissé sur sa peau, se détachaient distinctement deux yeux, si clairs qu'ils semblaient faits avec du ciel.  Je ne sais pas ce que disait sa bouche, mais je sais ce que disaient ces yeux. Le bleu de son regard m'est resté en mémoire, et je le vois encore, là, au milieu de sa mauvaise odeur, de sa saleté, de la laideur de la rue, qui disait tout ce que ses mots ne parvenaient pas à dire. Parfois, dans son flot de paroles, son rythme accélérait, elle montait la voix, et ses pupilles commençaient à sourire quelques instants avant sa bouche. Alors je savais qu'elle allait rire et je souriais pour lui répondre. Et la vie dans ses yeux s'intensifiait à mesure qu'elle me parlait. Elle reprenait de plus belle son flot continu de mots sans images, de liens sans causes et de personnages sans histoires. Un mélange de souvenirs, de formules toutes faites, d'insultes impersonnelles et de complainte. Et moi je faisais semblant de comprendre. Que faire d'autre ; Je la voyais à côté de moi, seule, absolument seule, coincée au milieu de son propre langage, incapable de donner forme à un discours, condamnée à parler sans ne jamais rien dire, ou bien peu de choses.

Alors nous avons passé comme ça peut-être  trente minutes, peut-être plus, à parler comme si on se connaissait, comme si on se comprenait, comme si ça changeait quelque chose. Et moi j'y ai cru je crois. Elle peut-être pas, je ne pense pas qu'elle croie encore à quoi que ce soit. Parce que croire c'est déjà projeter une idée dans l'avenir. Et elle avait du mal avec les deux, Les idées, et l'avenir, alors je ne pense pas qu'elle y ait cru. Et puis ce serait bien trop facile. Partager trente minutes de sa vie et imaginer qu'elles aient compté parmi toutes les autres. On ne sait jamais ce qui compte.

Puis j'ai dû la quitter pour rejoindre mes amis et rentrer, alors je lui ai demandé son prénom. Elle a souri à nouveau du bout de ses yeux clairs, d'un sourire heureux et triste comme les couchers de soleil. Elle m'a dit plusieurs noms, en se justifiant chaque fois par des phrases obscures, comme pour que j'oublie ces noms-là. Et puis après quelques secondes Elle m'a dit de l'appeler l'eau vive. Si j'avais inventé cette histoire, je n'aurai jamais choisi ce nom, il a le ton virtuel de ceux des personnages de fantaisie, alors qu'elle était tout ce qu'il y a de plus réel, de plus crûment et poussiéreusement réel. Pourtant c'est vraiment ce qu'elle m'a dit, le vrai n'est pas vraisemblable n'est-ce pas. Et j'ai trouvé ça joli et ça allait si bien avec ses yeux. Avec ses paroles coulantes comme un torrent malade. Avec la vie qui reste dans son sourire. Avec son air de traverser le temps sans s'arrêter.

Maintenant quand je passe dans la rue, il m'arrive souvent de penser à elle ; La nuit, dans les bars, tout le monde est quelqu'un d'irréel. Elle, elle est de ceux qui sont bien réels même la nuit, et Je sais qu'elle erre quelque part, pas loin, dans une rue, comme dans sa vie, au hasard, sans repère, sans suite.

  • Magnifique histoire ! Magnifique écriture !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • En lisant votre nouvelle, j'ai de suite repensé à cette femme que j'ai croisé un jour, à Amsterdam, nous n'avons échangé aucun mot et d'ailleurs elle ne m'a pas vue. Pourtant depuis toutes ces années, je ne l'ai jamais oubliée.
      Mon texte sur ce site : "Elle".

      · Il y a presque 7 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • merci beaucoup, je vais le lire de ce pas

      · Il y a presque 7 ans ·
      Default user

      klimt-eastwood

  • La nuit tout est différent....

    · Il y a presque 7 ans ·
    Oeil

    anne-onyme

  • Magnifique texte. Magnifique. Merci.

    · Il y a presque 7 ans ·
    8bc72ed7

    scherazade

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