un doigt en moins

hectorvugo

Depuis qu’Audrey est partie, j’ai peur la nuit. Je suis retombé en enfance. A tel point que j’ai demandé expressément  que l’on m’installe une veilleuse dans ma chambre. Elle est fixée sur le mur  au-dessus du crucifix.  Grâce à moi Jésus a une couronne de lumière sur la tête.

Elle ne me protège pas autant que je ne l’aurais cru. Mes nuits sont tout aussi courtes qu’avant.

J’appréhende le couvre-feu. L’infirmière rentre dans ma chambre, ferme les volets de la fenêtre, puis me donne un somnifère. Il sera sans effet. Le cauchemar reviendra dès qu’elle aura quitté la pièce. 

La porte se ferme, la nuit commence.

Je vois les mêmes scènes. Elles repassent en boucle dans mon esprit.

Il y a cette ombre, cette silhouette que les rayons de la lune sculptent à travers la nuit. Elle est massive, imposante. Presque deux mètres, les mains larges. La droite tient un couteau.

L’ombre court. Elle te poursuit, toi mon amour. J’entends ton souffle, cette respiration saccadée, rythmée par tes foulées incertaines. Il faut dire que l’endroit n’est pas propice à la fuite. Il est bosselé, piégé par des ronces, qui au fur et à mesure de ton avancée se font plus nombreuses. Ce n’est pas ton terrain de prédilection. Tu regrettes ce chemin là-bas qui s’éloigne. Quelle idée d’avoir bifurquer ici !

Ce chemin tu l’as emprunté  si souvent. Il a été le témoin de tes escapades sportives du dimanche. Courir était ta grande passion. Tu voulais faire un marathon.

Mais là il fait nuit noire et tu as changé d’itinéraire. Tu t’es enfoncée dans la végétation avec l’espoir que l’obscurité te cache.

Peine perdue.

L’ombre est toujours derrière toi. Elle porte à présent une frontale. Cette lumière curieusement cérébrale te fixe et scanne de haut en bas ton corps. Tu es étudiée. Tu te retournes pour estimer ton avance. Elle fond inexorablement.

Malgré tes efforts, malgré ta foulée qui s’allonge.

Malgré l’ombre qui se mutile. Sa jambe droite se rougit de sang. Le couteau va et vient sur sa cuisse comme s’il affute sa lame sur une pierre.

Le sang s’évade en goutte à goutte et sèche sur le sol. Il balisera le chemin du retour.

Car c’est écrit pour l’ombre il y aura un retour. Toi tu n’auras qu’un aller simple.

La gestion de l’effort est secondaire. La panique l’en empêche. Le point de côté arrive, il se place et comprime les quelques centimètres carrés de ta peau que je fantasmais jadis d’explorer avec ma langue. Plus je massais ce territoire, plus j’entendais ton souffle devenir gémissement.

Ah Audrey si tu savais comme j’ai la nostalgie de ces moments bénis ou nous ne faisions qu’un. Il me manque, tu me manques.

Je pensais que la convocation de ton souvenir calmerait la douleur de ton départ. Elle ne fait que l’augmenter.

Sans doute par l’effroyable de sa mise en scène.

Un souvenir est pluriel, le mien est singulier. Il est pollué par cette ombre. Toujours la même. Audrey  je te vois courir à ta perte sans prise sur les événements. J’ai beau crier, te prévenir, agiter les bras. Rien n’y fait.

Il est trois heures du matin. Je me réveille en sursaut. Je tremble. J’appelle l’infirmière au secours. Elle se précipite à mon chevet. D’une main experte, elle essuie mon front ruisselant. Ses mots apaisant calment mon angoisse. Je ne tremble plus.

Dans la chambre voisine j’entends un homme qui braille sa douleur. Elle doit partir. Le devoir l’attend ailleurs. Elle me borde, me conseille de dormir.  Sa voix me berce, s’éloigne de moi. Je m’assoupis.

Quand l’infirmière fermera à nouveau la porte. L’ombre reviendra. La porte se ferme et l’ombre revient.

L’ombre te touche presque. Elle a ralenti sa course puisque le tienne s’épuise. Ta résistance s’éteint. Et Elle profite du spectacle.

Tu t’appuies sur un arbre, tu reprends ton souffle. Tu te retournes, tu la regarde. Voit-elle dans tes yeux une raison d’accorder sa pitié ? Elle hésite, s’accorde quelques instants de contemplation. Une seconde d’humanité. Qui sait traverse t’elle ce que j’ai vécu en croisant ton regard pour la première fois ? La communion étrange d’une fraternité et d’un désir si proche de l’amour. Dans le silence tout était dit. Je savais que c’était toi.

L’ombre sait aussi. Elle tend le bras, le couteau s’approche de ton jogging. Tu le repousse et tu t’enfuies à nouveau.

Mue par une nouvelle énergie tu éventres la  nuit dans ta course. L’ombre tarde à réagir comme prise par sidération. La main droite manque de lâcher le couteau, puis l’empoigne à nouveau. L’heure du combat resonne.

La lutte toujours la lutte en prise directe avec cette animalité que j’aimais tant chez toi.

Un espoir, une douce image.

A la lisière de ces odeurs qui au petit matin donne à notre amour ses lettres de noblesses, Je me tiens légèrement en retrait de toi attendant que ton corps touche le mien pour rapatrier à mon nez les effluves intimes de nos caresses.

Je sais que ce parfum-là ne viendra pas. Reste  l’humidité nocturne dont je sens la présence olfactive. Pourtant la fenêtre de ma chambre est fermée. Question de sécurité. Au cas où l’ombre…

D’ailleurs elle a repris vigueur, en témoigne son pas ample. Et ce couteau toujours aussi insistant sur sa cuisse comme un toc douloureux. Elle s’approche à nouveau de toi, tutoie le vent de tes cheveux.

L’idée de te tenir par la crinière lui traverse l’esprit. Elle s’y résout tu n’es pas assez prés. Pas encore.

Vient le temps des mots. L’ombre te parle. Elle tente de te domestiquer. Sa voix grave trahit l’origine de son genre. Typiquement masculin.

L’ombre est un homme.

La conversation est unilatérale. L’homme te dit  «  j’ai besoin de vous parler ». Tu lui renvoie ton souffle et ta toux sèche. Rien de plus. L’homme s’arrête presque abattu par ton refus. Il s’agenouille et pleure. Il lâche son couteau, tape la terre de rage. Quand il se relève, tu deviens presque un point dans l’horizon. La lumière de sa frontale te distingue à peine.

Repartir à l’assaut, ne jamais renoncer. L’homme s’accroche à cette terrible certitude : tu lui céderas un jour. J’aurais aimé avoir eu cette certitude là le premier jour où je t’aperçus.

Un abri de bus, une silhouette floutée derrière une vitre, la tienne. Incroyablement sensuelle.

J’avais déjà remarqué tes talons hauts, tes frêles épaules et ta queue de cheval. J’ignorais tout de ta voix.

J’avais noté l’heure à laquelle tu stationnais à cet endroit, le temps que tu y restais.

J’étais trop loin pour sentir ton parfum, assez toutefois pour l’imaginer.

Jour après jour j’écourtais la distance qui nous séparait. Comme un militaire je me servais de l’environnement, je me cachais en caméléon tantôt couleurs sanisette publique, tantôt couleurs présentations florales version rond-point. Un matin je me trouvais derrière toi. Nous allions prendre le même bus et qui sait parler un peu.

Hélas je fus refoulé par le chauffeur. Pas d’argent pour le ticket. J’avais la tête ailleurs à cause de toi. Le bus s’éloigna vers la nationale. Sa vitre embuée me cacha ton visage. Et tu ne vis pas mon signe d’au revoir.

Aurais-je à nouveau le courage de prendre ce bus et de m’assoir près de toi ?

L’homme au couteau a ce cran-là, il s’approche de toi sans déguisement. Uniquement voilé par l’obscurité.  Il a repris vigueur en te voyant trébucher sur une branche morte. Quelle mauvaise chute ! Du haut de tes 166 cm tu es tombée lourdement. L’homme a craint un court instant que tu te casses le bras. Crainte vite dissipée. Tu t’es relevée dignement, essuyant la terre sur les genoux de ton pantalon. Ta coquetterie te perd, l’homme grignote son retard.

En fin connaisseur du terrain, il jouit de ce moment. Il sait que derrière cette dernière rangée d’arbres, il y a un mur, une voie sans issue.

Il jouit car ton agonie est proche mon amour. Il jouit comme je souffre pour toi maintenant.

Il a le sadisme du chat devant la souris. Il va jouer avec elle.

Tu as passé la rangé d’arbres, maintenant tu sais que tu ne peux plus reculer.

Dos au mur tu lui fais face. L’homme s’approche. Il te prend par la crinière. La lumière de la frontale t’éblouit, le vue est le sens qui t’échappe. Il te reste l’odeur et l’ouïe. Sentir cette transpiration qui macère dans des vêtements crasseux, entendre une voix rauque qui te lance : « nous voilà enfin seuls mon ange ».

L’homme baisse son pantalon, il déchire le tien de quatre coups de couteau précis. Il se colle à toi et t’immobilise. Tu te débats, lui mords le lob de l’oreille. Un bout de cartilage cède à ta mâchoire. Tu le craches par terre.

Un cri dans la nuit, une plainte, une douleur, la sienne. Le tienne ne va pas tarder. Il te frappe au visage, ton nez est touché. Ta lèvre inférieure saigne. Il te lèche. Un picotement te saisit. L’homme est thaumaturge. Un vrai guérisseur, étrange paradoxe. Prendre soin d’une victime que l’on haït. Le fameux grand écart.

Le grand écart parlons-en ! L’homme t’ordonne d’ouvrir la porte de ton intimité. Tu t’y refuses. Il la force, il s’y engage. Tu souffres, tu cries. Tu lui mords l’épaule. Tes dents le marquent au sang. Il s’écarte, tu te dégages.

Une pause, une respiration, l’hallali.

Une baisse de vigilance de sa part, tu saisis son couteau. Tu lui sectionnes l’annuaire droit. Alors ivre de douleur, l’homme de sa main gauche te plaque sur le mur, puis du reste de la droite t’arrache le couteau et t’égorge.

Le jour se lève, la frontale s’éteint et tu meurs en découvrant son visage.

Je me réveille en sursaut. Encore.

L’infirmière arrive. Elle  ouvre la fenêtre. Le vent frais du matin me saisit. Je suis en nage comme d’habitude. Elle pose un verre d’eau et Lexomil sur ma table de nuit. Je le prends de la main droite, de quatre doigts bien fermes puisque tu m’as coupé l’annuaire mon amour.

Audrey je n’ai été qu’une ombre pour toi. Je n’ai jamais eu le courage de t’approcher sauf ce soir-là. Je suis le seul responsable du deuil que je te porte.

A la folie je demeure ici jusqu’à ma mort.

              

Signaler ce texte