La parole d'en face
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Une lumière blanche arrivait au plafond. C'était une seule pièce, avec une table, une porte. Il y avait deux chaises. Il y régnait cette épaisseur qu'on donne aux murs pour se décourager, se dire que voilà, la fin est bien d'ici, et qu'il ne sert de rien.
« — On avait pris de ces habitudes, celles qui se font vite une place. Au matin je me levais devant, j'ai toujours aimé. Avoir juste pour soi le temps que tout s'éveille. Préparer le café. Lui, il aimait l'odeur, du café. Il sortait du sommeil, il inspirait un bon coup, et alors les odeurs, je pense que ça peut-être comme des étreintes, ou des commencements. De là la journée se déroulait. On déjeunait ensemble, aucun besoin de dire. J'avais le matin, lui son odeur, on souriait. Parfois, quand il faisait froid, je coupais un morceau de beurre dans une assiette. Pour les oiseaux, vous comprenez, il ouvrait la fenêtre. Il posait l'assiette doucement sur le rebord givré. On attendait. Ils venaient au bout d'un temps. Des moineaux, des mésanges, des pinsons d'abord. De petits soleils de plume à s'étonner, on les voyait de travers la vitre. Les plus gros tombaient sur tout ce monde-là comme des cailloux, et alors la pagaille, ça vous éclaboussait presque. Ça donnait chaud dedans. Il posait sa main sur la mienne, avant d'enlever la vaisselle. Il y avait toujours des mots. Il les disait de temps en temps. J'étais belle. Quand il ne disait rien, ces mots restaient un peu plus longtemps et je pouvais même aller travailler avec. C'était réconfortant. »
La voix était très calme. La femme, très mince. La fumée de sa cigarette crissait contre la clarté blanche. Elle avait d'abord eu l'air d'une qui est gênée, Judith, l'air d'une femme qui n'est pas sûre. Croisant, puis décroisant les jambes, pendant qu'on lui parlait ; joignant les mains, se penchant en avant, puis s'appuyant au dossier. Passant son pouce dans sa paume, ses doigts dans ses cheveux. Puis elle avait parlé, et quelque chose s'était soudain détendu. Comme des cordes de violon sur lesquelles on tire. Et lorsqu'elles rompent avec du bruit sec on s'étonne de ces choses qui n'étaient pas faites pour l'abandon.
Ils avaient eu de plus en plus d'habitudes. De petites touches d'habitude qui semblaient faites de tendresse, qui semblaient dire. Dans les débuts c'est à ça qu'on s'attache. On ne peut s'attacher qu'à ça, au début. Ces petites choses, sans elles on verrait tout de suite. On verrait tout au fond des miroirs, ce que dit la bouche d'ombre. Elle avait aimé lui préparer son odeur de café, lui préparer ses jours. Avait aimé sentir les mots, même ceux qu'on ne dit pas. Même ceux qu'on imagine. Elle avait aimé rire, aussi, ils avaient si bien ri. Aimé son regard sur elle, son regard plus âgé, décidé. Aimé car peut-être, enfin, avait-elle pu, avait-elle cru. A un peu d'insouciance. Un peu pour elle. Elle s'était dit ça suffisait, les habitudes, les mots non-dits. Et ça suffisait le regard décidé aussi, et l'insouciance, un peu à elle. Oui c'était suffisant.
Elle avait fini par croire aux petites choses que donnent les grandes. Et que quand il y a de la lumière sous la porte, alors il doit faire jour. Elle s'était dit ce n'est pas tout ça, c'est lui. Lui que j'aime. Au restaurant, ils y étaient beaucoup allés ; elle avait passé du temps à l'observer. Il n'était pas beau, pas particulièrement. Quelque chose d'un peu bouffi dans son visage, quelque chose de ses yeux, qui avaient parfois l'air de ne pas être en face des bons tuyaux, car on ne voyait rien dans son regard. Rien, elle se disait. Elle se disait sa bouche est petite, et il y a un peu d'ombre, à cause de cette moue. Et puis n'importe. On avait beau lui assurer que, elle ne lui trouvait pas de grande beauté. La chose, la grande chose, c'est qu'il savait parler. Même on aurait pu croire qu'il savait écouter. Mais surtout, il faisait rire. Un homme taquin, un homme gentil. Un homme taquin. Si séducteur, s'il se donnait un peu de peine. Ils riaient beaucoup ensemble. Lui disait petite fille.
L'homme sur la deuxième chaise la regardait. Il prenait son calepin parfois, crayonnait quelques mots, puis le reposait sur la table. Tout entier, attentif ; il résonnait de cette corde détendue que pinçait la lumière des cigarettes.
« — Tu es une petite fille. Mais tu as du potentiel, du potentiel. Et tu verras, je vais révéler la femme qui est en toi. Je te vois. Petite fille. Il disait. On riait. On riait tellement. Il parlait peu de lui, alors on riait de moi. C'était taquin. Gentil. Taquin. Il y avait ces habitudes. Et je croyais que c'était ça, qu'il fallait que ça suffise. Que la vie, être adulte. Ce qu'on rêve est pour soi, vous savez. Et ça allait, d'avoir du rêve pour soi, et à côté la vie. Il ne faut pas tout confondre, alors ça me donnait l'impression qu'on s'aimait. Le rire, les habitudes. On faisait peu l'amour. Mais être adulte. Grandir, c'est renoncer, grandir. C'est comprendre qu'il y a le monde, et puis les rêves. J'avais eu peur longtemps de n'avoir jamais ni l'un ni l'autre. Si peur, que ça devait être suffisant. Qu'il n'ait pas été beau, que j'aime sans être amoureuse. Qu'il m'aime, sans être amoureux. Au bout de quelques mois, il a fait disparaître les traces des autres femmes. J'ai eu l'impression de devenir la seule, celle qui compte. Il faisait des efforts, je pense. Je pense qu'il faisait l'effort de s'intéresser à moi, il m'accompagnait souvent, au début, quand j'allais encore voir mes amis. Il me demandait de venir, quand son travail, c'était assez régulier, les pots, dans notre branche. Il avait l'air fier, je faisais rire autour de nous et j'avais l'air heureuse. J'aurais pu demander plus. Mais on se dit si vite, lorsqu'on nous le répète, que la passion, que les choses vives, c'est dans les livres. C'est dans les livres et ça n'existe pas.
J'ai été bercée de livres, vous savez. Ce sont eux qui m'ont nourrie, toute jeune ; eux qui m'ont étayée, disons, parce que de l'autre côté, c'était plus compliqué. C'est toujours compliqué, l'enfance. Grandir. Il y a qu'on est comme des arbres et qu'autour, tout nous donne forme. On est géologiques en quelques sortes, on dépend du sol, du vent, des pluies, parce que le désir. Le désir nous donne la direction, il fait pousser des branches plutôt que d'autres, mais le désir c'est tellement, tellement de choses ensemble. Géologie de la famille, déjà, qui est la terre où l'on pousse, qui est le premier aliment et quand la chance s'en mêle, le premier abri aussi. Mais voilà, ce sol est toujours rempli d'ombres. Toujours il est pétri de secrets. Du passé inconnu qui nous tient dans sa main, à travers ceux qu'il a modelés. Y a pas d'hérédités, seulement de la géologie.
On s'intéresse seulement après, c'est ça le malheur. Après qu'on ait ployé, après qu'on soit tombé. On ne naît pas avec suffisamment de souffrance pour vouloir faire des lumières sur nos entraves. On est tout de suite dedans, et on apprend à vivre avec, alors se retourner. J'ai pas grandi très droit, mais c'est somme toute le monde. »
Elle écrasa sa cigarette en tremblant, éparpillant une longue cendre sur ses genoux. En s'époussetant, on eût l'impression qu'elle tremblait. L'homme du calepin restait silencieux. Il n'avait pas d'autre geste que les yeux. Il y suivait comme un pêcheur suit à sa ligne l'inédit sous la surface.
Elle ralluma une cigarette en s'y prenant deux fois, et cette fois on était sûr. Le frisson arriva jusque dans la voix, où il sembla vouloir s'installer. Personne ne pousse droit, ce ne serait pas naturel. Le frisson passa, doucement. L'eau redevenait calme. Vivre, c'est aussi s'abîmer, un peu. Elle s'était faite abîmer tôt, elle, par le passé. Par la mémoire, puisque c'est comme ça que se transmettent les secrets, une mémoire qui s'est moulée, dont encore une fois. On ne voit pas tout de suite qu'il en existe une autre, on est immédiatement dedans avant même d'être dans le monde entier. D'abord c'est dans une vérité, et chacun les siennes. Sans le vouloir, parce qu'on essaie toujours au mieux, c'est ses parents. Pas gâtés, eux, avec de la souffrance qu'ils ont connue et aussi d'autres qu'ils n'ont pas connues. Du mieux qu'ils ont pu, avec tout ça, à tisser une vérité avec de la mémoire blessée. Ils ne pensaient pas, on croit toujours avoir guéri. Il ne fallait rien dire. Grandir, c'était faire du ciment, se maçonner, c'était froidir dehors. Imperméable, tout entasser dedans. Même l'amour, et l'amour, c'est déjà celui qu'on a pour soi. Alors inemployé, il se retourne, il ronge sa cage. Je devenais une leucémique de l'amour. Mais il y avait les livres, de l'autre côté, comme un tuteur. Les livres m'ont donné l'espoir, mais le reste, à côté. Avec la vie et les imperméables, je n'y croyais plus. Je croyais seulement aux livres, et que la vie. Autre chose, la vie.
C'est ce qui l'avait rendue, comme qui dirait. Non pas facile. Rendue naïve. Crédule, même, quelque part. L'un dans l'autre, avec cet espoir qu'elle ne croyait plus. Et son amour, surtout, sans emploi. Au chômage son amour, mais de l'amour quand même. Car pour brisés, ses parents. Oui, ils l'avaient aimée, aimée vraiment. Et c'était tout en elle, détaché, comme ça, rongeant, alors, oui. Naïve, c'était facile.
« — Et puis, les émotions gardées, on ne croit plus à ce qu'on ressent. On invente de l'incompréhension, c'est plus facile que de prendre en charge. Ce n'est pas qu'on s'aveugle, on ne croit même plus au droit de souffrir. Nous qui souffrons ne sommes plus légitimes, progressivement, mais on y arrive. C'était toujours de moi qu'on riait, jamais de lui. Il ne disait jamais je t'aime, non plus. Et puis quand des choses blessent, c'est parce que je ne comprends pas. Parce que je suis une petite fille. D'ailleurs je ne m'habille pas bien, aucun effort. Je réfléchis trop. Quand il s'énerve, d'un coup, sans raison, c'est ma faute. Je le mets en colère. Quand il est froid, c'est parce que je le blesse. Les insultes sont arrivées petit à petit, mais c'est toujours ma faute. C'est parce que je ne dis pas ce qu'il faut. Parce que je ne me comporte pas bien. Je ne suis pas celle qu'il pensait. Je le trompe. Je trompe mon monde. Et bientôt, je le tromperai lui c'est sûr. Il ne dit pas que c'est fini. Il dit d'abord qu'il ne m'aime plus. J'ai changé, qu'il explique. Et puis qu'il n'a jamais. C'est sans doute vrai. Il sort de plus en plus tard. Et moi de moins en moins, trop occupée. Les enfants, le travail, la maison. Mais je ne sais pas faire avec les enfants. Je les surprotège, inquiète pour rien. On ne voit plus mes amis. Seulement sa famille. Il ne faut pas couver les enfants. Mauvaises habitudes, ensuite. Ce ne sont pas les enfants qui décident. Ils mangeront ce qu'on veut. Il veut beaucoup. Ils dormiront quand on le veut. Je ne sors plus. Il veut beaucoup et je maigris. Tout est toujours ma faute. Tout a toujours été ma faute. Le droit de partir n'existe plus. Il ne rentre même plus tous les soirs.
Quand le deuxième coup est arrivé. Au fond je n'étais même pas surprise. J'avais fait à manger. Soupe, je crois au céleri. J'avais dû avoir la main lourde. T'as encore foiré la bouffe. Sa petite moue d'ombre, ses yeux porcins, plantés. Plantés et tout petits, mais froids, méchants. T'as encore foiré la bouffe, idiote. J'avais la tête ailleurs. Alors le poing. Dans les côtes. Un coup qui ne fait pas de bruit, en plein dans le souffle. La première gifle, je m'étais mis entre lui et les enfants. Ils ne voulaient pas de purée de carotte. Mais lui, il avait décidé. J'avais eu peur pour eux. Ils étaient tout petits. Je crois que ce sont les deux seules fois. Il n'osait plus, ensuite. Seulement, ça avait fait presque moins mal que tous les mots, que le glissement depuis l'odeur du café.»
Elle se mit à pleurer, abondamment.
« — Tout ça, c'était ma faute. J'aurais dû voir avant. J'aurais dû voir, cette moue. Ces piques, ses blagues jamais sur lui. Les photos de femme, au début, qu'il laissait là. La morgue, le discours. Son regard qui vous passait dedans, froid comme une violence. J'aurais dû. »
Renifla.
« — Je vais vous dire, je sais. Vous avez attendu. J'encaissais, tant que. Mais les enfants… qui étaient des menteurs, quand ils avaient mal au ventre, à la tête ou n'importe où. Qui devaient dire je t'aime en premier. Plus le droit au doudou. Alors, un jour, ils avaient deux ans et demi. Notre premier week-end, depuis des mois. C'était d'abord pour moi. Lui, il avait eu son tournoi de belote qui était tombé à l'eau. Alors il était venu, et les petits étaient chez mes parents.
C'était un jour, mais je voulais lui dire depuis longtemps. La mer me manquait. »
Aux derniers mots, le stylo s'était levé du papier. On aurait entendu respirer les mouches.
« — Le premier soir, j'ai essayé de lui parler. Il se moquait. Je ne ressemblais plus à rien. Pas comme la serveuse. Oui, ça c'était une qui savait s'habiller. Je n'avais même plus pour moi mes jambes, qui avaient toujours été ce que j'avais de mieux. N'y suis pas parvenu. Peur. Trop peur de lui, et puis sans doute aussi, peur de ce trop que le ciment ne retenait plus vraiment. Le soir, il buvait toujours un verre d'eau avant d'aller au lit. C'est moi qui lui ai servi. Le premier soir ce verre était un verre. Il serait resté comme ça, il aurait pu. Mais non. C'était devenu son habitude, salir, jusqu'au sang. Le lendemain il était sorti avant moi. Et ça, c'est étrange. Mais surtout, c'était un vol de plus. Le vol de ce matin dont j'ai besoin. Je ne l'ai pas compris tout de suite. Il a fallu que je descende prendre le petit déjeuner. Il était là, mais pas avec ses poings, non, il était là et cachait bien ses armes. Il discutait. La serveuse tenait sa corbeille de pain, elle ne passait pas entre les tables. Elle riait, elle était jeune. Elle était entourée d'une odeur de café. De lui, la moue avait glissé. Pas trace. Ils riaient, comme ça, et ses yeux morts continuaient de sécher. Quand je l'ai vu, en entrant dans la salle, alors. Oui c'est là que j'ai compris. J'ai compris que ce qu'il m'avait fait à moi. C'était la même chose, pour tous, pour toutes, c'était des coups, et ce mépris. Celui, quand je me suis assise, avec lequel il essaya de me gifler. Ah, te voilà, qu'il avait dit, en faisant tomber sa bouche. On dit toujours, quand on est mère, qu'on fait pour les enfants. Qu'on ne fait pas pour soi. Mais c'est qu'on ne voit pas tout. Ce qu'on se fait à soi, on le fait à ceux qui nous aiment. On fait géologie. Je ne me souviens pas du reste de la journée. Elle a eu lieu, c'est sûr, elle s'est passée. Mais j'étais toute entière une seule idée. Une seule. Que ça s'arrête, que tout s'arrête. Que notre géologie se débarrasse de lui, de ses attaques, de son mépris, de son air de propriétaire. Nous ne serons jamais ses choses.
Alors le second soir. Sa saloperie de verre d'eau qu'il fallait que je lui amène comme à un gamin. Ce n'était plus un verre, et encore moins de l'eau. J'ai eu du mal, parce qu'endormi, comme ça, si loin parti, il ne se voyait plus. On ne voyait plus que ce qu'il aurait pu être. Ce qui m'a décidé, c'était la serveuse, ce matin, avec son rire. Un rire d'enfant. Et l'odeur, cette odeur avec laquelle j'avais aimé, et qu'il avait percée, tordue, cette odeur qui le matin m'avait coupé aussi clairement qu'une motte de beurre. J'ai attrapé le couteau que j'avais gardé sur moi depuis le petit déjeuner. Je l'avais ramassé, sans savoir pourquoi sur le moment. Lui il dormait sur le ventre. Sa tête était penchée, il respirait doucement, vous savez, comme un petit animal. J'ai pensé une dernière fois, tout ça, c'est moi, ma faute. J'aurais dû. Au moment de couper, je ne pensais plus. Je répétais l'artère est à gauche, c'est là qu'il faut, à gauche et donc à droite. C'est là, et le visage de mes fils. Mais j'avais peur de ne pas réussir, qu'il se réveille. Alors je l'ai planté, avec les deux mains. Il a ouvert les yeux, tout grands, s'est relevé, et j'ai recommencé. Encore, encore, jusqu'à ce qu'il ne bouge plus. Jusqu'à ce que le bruit s'arrête. Sa voix n'existait plus. Il a gargouillé un moment, et puis plus rien. C'était fini. Et maintenant aussi, vous comprenez, pour le moment. Terminé. Nous avions de nouveau le droit.»
tu devrais croiser la prose plus souvent, il y a matière à exceller ici aussi pour toi...
· Il y a plus d'un an ·comme quoi, les mots restent des mots, quel que soit l'agencement, lorsque le magicien passe par là, la lumière n'est jamais très loin....
bravo.
wic
J'adore votre récit. Merci.
· Il y a plus de 2 ans ·Fionavanessabis
Wahou... Quelle écriture ! merci ! j'adore ce genre de narration, j'en voudrais encore !... elle va finir en prison ?? allez une suite ?
· Il y a plus de 4 ans ·Maud Garnier