La prix de la Beauté se compte en calories - Partie 2 (Giulia)

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Lundi soir, 22h35. Avachie sur le divan, un saladier rempli de chips sur les genoux, ma mère à mes côtés. « Belle toute nue », sur M6, déprimant défilé de femmes rondes cherchant désespérément l'aide d'un homo décoloré pour s'assumer et s'affirmer aux yeux des autres. « Regarde ma chérie, c'est très intéressant ! Et arrête donc de te goinfrer ! ». Elle, Marina, 42 ans, 1m75 pour 57 kilos. Ma mère. Et moi, Giulia, 17 ans, 1m57 pour 75 kilos. Drôle de contraste n'est-ce pas ? Les conneries des mamans, qui pensent que leur fille n'est qu'un gros tas de graisse qui passe sa journée à s'empiffrer de cochonneries au lieu d'aller s'inscrire à la salle de sport avec une fournée de grandes blondes surentraînées pour camarades de jeu. Bon, d'accord, peut-être que c'est un peu vrai, mais qu'est-ce que j'y peux moi, si le sport, c'est pas mon truc, et si j'aime manger. Ce qu'elle ne comprend pas, c'est qu'en fait j'en ai besoin. Comme des pulsions irrépressibles de manger, tout et n'importe quoi, pour combler un manque, pour me révolter. Me révolter contre la société, qui condamne les « grosses », qui nous balance à tout bout de champ des images de mannequins gaulées comme des fils de fers, me révolter contre les préjugés, contre les vêtements conçus juste pour les minces et qui nous boudinent affreusement, me révolter contre le miroir, mon pire ennemi. La Beauté, c'est qui celle là ? De quel droit se permet-elle de régner en maître sur nos vies ? Personne ne l'a invitée à ce que je sache... J'aurais aimé vivre à l'époque des peintres néoclassiques, quand le critère de perfection esthétique était la rondeur, j'aurais aimé être la Grande Odalisque d'Ingres, ou la femme du Déjeuner sur l'herbe de Manet. Pouvoir être « belle toute nue » moi aussi... Même Crystal Renn1 s'est mise à faire un petit 38 ! J'envie les stars des magazines, celles qui rentrent sans peine dans des mini-robes fourreau de chez Armani, celles qui n'ont pas un poil de graisse et qui s'exhibent en trikini échancré en couverture de Elle. J'envie la fille que je vois tous les matins faire son footing en passant devant chez moi, celle qui a des parents super riches et qui habite sur la colline en haut de la rue. J'envie même la marchande de fruits et légumes du Monoprix à qui le tablier vert va comme un gant. Ma mère aussi les envie. Elle envie surtout leurs mères qui n'ont pas cette malchance d'avoir une fille pleine de bourrelets qui leur fait honte à la plage. Elle aurait aimé que je ressemble à ma grande sœur, que je sois fine et élancée comme elle, que je fasse carrière comme styliste en Italie comme elle, que je puisse rentrer dans du 36 comme elle. Perdu maman, je suis juste petite et grosse, et j'ai redoublé ma terminale. J'ai raté mon bac maman, à cause des moqueries et des injures permanentes qu'on m'a infligées car je ne rentrais pas dans les normes d'esthétique. À cause des garçons qui m'ont fait espérer obtenir leur affection alors que ce n'était que pour me rendre encore plus ridicule. À cause de toi maman, qui m'a forcée à suivre une thérapie quand tu as vu que les régimes ne fonctionnaient pas.

L'image d'une femme en sous-vêtements attire mon regard sur l'écran plasma du salon. Sa photo est exposée sur une affiche en plein Paris et les passants lui font pléthore de compliments. Tous les mêmes hypocrites. Ils ne veulent pas la vexer, cette pauvre dame qui voit son corps boudiné affiché sur la façade d'un grand magasin. Ils ne se rendent donc pas compte à quel point c'est laid les poignées d'amour, les bourrelets du ventre, la cellulite sur les cuisses et les seins qui tombent tellement ils sont gros ? Je bénis l'inventeur de la blouse ample et de la robe longue. Des vêtements qui cachent les gens gros comme moi. Des vêtements qui préservent le peu de dignité qui nous reste. Je jette un coup d'œil à ma mère, sagement assise sur le divan à coté de moi. Elle regarde la télévision avec un air de dégoût, elle semble se poser la même question que celle qu'elle me pose tous les jours : comment peut-on en arriver à ce point ? Ce qu'elle veut vraiment dire c'est : comment peut-on encore être gros dans un monde dominé par la dictature de la Beauté ? Eh bien tu sais quoi maman ? Moi aussi j'aimerai bien le savoir...

1Mannequin pour grandes tailles.

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