La robe

petronille

Elle était au marché, elle avançait dans l’allée centrale, et du coin de l’œil elle l’aperçut. Un rouleau parmi les autres rouleaux, tous serrés les uns contre les autres dans un amoncellement de couleurs, mais pour elle il n’y avait que celui-là. Un rouleau de coton vert pâle traversé de lignes irrégulières roses et blanches, un tissu dans lequel elle draperait son ventre bientôt doucement gonflé.

Elle s’approcha du stand, posa sa main sur l’écossais, le caressa. Oui, elle l’avait pressenti, au toucher la matière était soyeuse, un peu satinée. Sa grand-mère aurait dit : une percale pékinée. Elle tira sur le bord du tissu, le rouleau tourna sur lui-même et déploya une longueur qui lui permit d’admirer les tons chatoyants, à la fois gais et reposants, juste ce qui était nécessaire pour attendre le futur bébé.

La femme commença, une qualité magnifique, et vous avez bon goût, et cela vous ira si bien…

- Il m’en faut trois mètres cinquante.

Elle paya, prit son paquet mal enveloppé, le serra sur son cœur, s’enfuit avec son trésor.

Elle s’enferma deux jours. Elle coupa, épingla, bâtit, essaya –le miroir était accroché trop haut, elle dut monter sur un tabouret – défit une couture mal placée, régla sa machine, mit une aiguille neuve, prépara l’ourlet, essaya à nouveau, élargit les emmanchures, repassa les parementures, broda une petite bride au bord de l’encolure. Elle suspendit la robe dans l’armoire. Elle la porterait le soir même, pour leurs invités. Une belle surprise pour tous.

Elle était émue quand elle sortit de la chambre, vêtue de sa tenue de princesse. Elle avança à petits pas, se plaça devant le journal ouvert qui dissimulait son mari. Son regard se promena des jambes étendues devant elle à la touffe de cheveux qui dépassait en haut de page, au-dessus du titre. Elle toussa, le journal s’affaissa :

- C’est quoi, cette tenue ?

Elle ne trouva rien à répondre.

-Tu vas recevoir comme ça ? On croirait une chemise de nuit.

Retirer la robe ? Sa robe chérie ? La sonnerie retentissait dans l’entrée. Elle laissa son mari aller ouvrir, entendit des voix qui se rapprochaient. Elle caressa le tissu sur ses hanches, comme il était doux ! Tant pis, elle la garderait, même si tout le monde se moquait d’elle. Mais personne ne dit rien. Des gens polis. Ou indifférents. C’était pire. Elle aurait aimé un sourire, des yeux affectueux, un geste peut-être. Rien. Elle sentit la sueur perler sur son front, et une crampe lui tenailler soudain le ventre. Je suis trop émotive songea-t-elle.

Elle fut comme d’habitude une hôtesse parfaite. Le temps passa, lentement. Parfois, sous la table, quand elle était assise, elle effleurait le tissu soyeux. Les invités partirent.

Elle se sentait très fatiguée. Le moment était venu de retirer sa robe. Elle la souleva par-dessus sa tête, chancela, se reprit, posa le vêtement sur une chaise. Une large tache de sang s’étalait sur les carreaux roses et verts, une tache que personne ne semblait avoir vue. Un tissu si doux, pensa-t-elle encore une fois, doux comme un linceul. Elle s’étendit sur le lit et ferma les yeux.

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