La sagesse à l'horizontale

syldel

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La sagesse à l’horizontale

Début

-       Il va falloir marcher, m’informa Helen en garant son 4x4 disproportionné sur une île plate. L’avocate en tailleur gris que j’avais rencontrée dans l’avion s’était transformée en jeune mamie en jean, tee-shirt aux manches roulées, et bandana rouge noué autour de la tête. Sur son carré blond impeccable, l’effet était comique.

À peine deux minutes plus tard, soit une longue marche aux Etats-Unis, nous avons débouché sur une clairière. Une cabane en bois était nichée sous les arbres : un repère clandestin. La Prohibition dans les Keys ! Je la suivis, les yeux écarquillés. Plantée devant un tonneau, Helen me tendit un pichet.

-       Ici, on remplit soi-même ce qu’on arrive à dégoter, m’expliqua-t-elle en plongeant la main dans liquide jaunâtre. Mon rafraîchissement à la main, je la suivis jusqu’à une longue table collective. A peine assise sur le banc, je me retrouvais prise entre un barbu aussi large qu’un baobab et Boucle d’or en short. Maladroitement, je levai mon breuvage en criant :

-       À ton accueil, Helen ! Merci beaucoup de…

C’était peine perdue. Les voix qui s’élevaient avaient accaparé son attention. Soudain, mes voisins me saisirent par le bras en braillant un gai refrain de bikers. D’un geste autoritaire, Helen m’ordonna de chanter. Comme je ne connaissais pas les paroles, j’articulai dans le vide comme le Prince Philippe lors des cérémonies officielles. Là, j’eus une pensée pour Gaby et la finesse de ses compositions qui faisaient le tour du monde. Ici, personne ne me reconnaitrait. C’était un bon point sur lequel je devais m’appuyer, si je voulais mener ma mission à bien. Brusquement, ils enchaînèrent sur le célèbre morceau des Steppenwolf, et je pus me joindre à eux, le torse bombé :

Like a true nature's child
We were born, born to be wild
We can climb so high
I never want to die
Born to be wild

Je l’avoue, je commençais à me prendre au jeu quand une bourrasque de vent m’envoya la fumée du barbecue en plein visage. Comment me frotter les yeux ? Avec ma main droite qui était coincée sous les aisselles du baobab à quatre pattes ? Ou avec la gauche qui était recroquevillée pour éviter d’effleurer la poitrine de la bombe en débardeur court ? Heureusement, mon voisin, cet homme charitable, eut la bonté de me porter secours. Il tira sur le coin de son Marcel aux auréoles généreuses, et m’essuya énergiquement le visage entier en éclatant de rire. L’odeur de transpiration était plus violente que la fumée, mais je souris sans cesser de chanter entre deux quintes de toux. Priant très fort pour qu’il ne s’agisse pas de mon père, j’en profitais pour vérifier son épaule. Pas de cicatrice. Ce n’était pas Albator.

À la troisième chanson, j’eus besoin d’une petite parenthèse.

Prétextant un besoin pressant, je partis à la découverte de la cabane. A l’intérieur, on était loin de l’esprit « hutte dans les bois » annoncé par l’extérieur. La salle sombre était jonchée de tonneaux détournés en tables ou en sièges de fortune. Au fond, une scène accueillait un groupe déchaîné, et des néons dispersaient des touches fluorescentes intermittentes. Puis je m’arrêtai net face à l’aquarium. Pas un bocal avec des homards comme dans les restaurants de Belleville. Un aquarium géant occupait un mur entier et devait atteindre dix mètres de largeur. Et dans l’eau nageait une sirène. Une vraie sirène. Enfin, une vraie femme dotée d’une queue de poisson et d’une tignasse sans fin. Elle ondulait en apnée, les joues gonflées, esquissant des gestes aussi gracieux que possible. Régulièrement, elle remontait à la surface pour reprendre son souffle et s’arranger. Ajouter quelques algues dans sa perruque, recoller des paillettes sur ses bras et ses seins nus. Médusée, je poursuivis mon inspection en me cognant contre des dos vêtus de gilets à franges. 

Une serveuse, en short en cuir et cache-tétons, portant un plateau chargé d’une quinzaine de litres de bière à bout de bras, m’indiqua la porte. Je lui montrais ma vessie et elle réitéra son geste. Pas de toilettes à l’intérieur ? Vous avez un aquarium géant et pas de sanitaires ? Bon, je n’étais pas à ça près. Retournant dans la clairière, après un dernier coup d’œil à la sirène qui ramassait des coquillages, je partis en quête d’un coin discret quand Helen me rejoignit.

-       Ça se passe dans les bois, Taaka. Mais juste derrière, il y a un port de plaisance avec toutes les commodités du monde moderne, si tu préfères.

-       Volontiers ! m’exclamai-je en regrettant de la voir mettre un terme à mon vagabondage en solitaire.

-       Tu nages bien ? me dit-elle après quelques pas.

-       Oui, pas mal. Pourquoi ? répondis-je en me demandant si elle comptait me jeter à l’eau pour se débarrasser de moi.

-       Ils cherchent une sirène pour animer le bar. C’est la planque rêvée pour enquêter discrètement. 

Moi, sirène d’aquarium ? Elle nous croyait dans les aventures de Tintin, ma parole ! Oh, je venais de mettre le doigt sur la faille. Dans sa vie confortable, elle s’ennuyait ferme et m’avait adoptée pour vivre une aventure par procuration. C’était de bonne guerre. J’étais désignée volontaire, et son aide m’était nécessaire. Comment aurais-je trouvé cet endroit sans elle, par exemple ? Je ne mourrais pas d’envie d’incarner un poisson en monokini mais, d’un autre côté, si je ne jouais pas le jeu, elle me mettrait dehors.

-       Et à la marina ? Je pourrais trouver un emploi d’hôtesse ? Laver les bateaux ? Démêler les barbes ? tentai-je en dernier recours.

Son regard noir me coupa l’inspiration. Je l’imaginai sans peine au tribunal, envoyer les vilains en prison :

-       Votre honneur, cette orpheline doit se mouiller ! Pour prouver sa bonne foi, elle doit m’obéir !

-       Les bikers ne font pas de bateau, me lança-t-elle avec la tête de celle qui vous rappelle que vous lui êtes redevable.

Quel message allais-je pouvoir envoyer à Gaby ? « Tout va bien. Je nage. Dans le bonheur. J’ai retrouvé mon père. Un barbu qui fabrique des queues de sirène » ? Ou alors : « j’ai perdu ma bague dans un tonneau de blonde. Je t’aime plus que la mousse la plus fraîche. »

 

Synopsis

Taaka arrive aux Etats-Unis avec l’intention de retrouver son père qu’elle n’a jamais vu. Dans l’avion, elle rencontre Helen, une avocate qui l’introduit dans le milieu des bikers, celui de l’homme en question. Elle se fait accepter en prenant un emploi de sirène d’aquarium, mais elle est trop curieuse. Bien vite, elle s’attire des ennuis et doit quitter le sol américain.

Taaka apparait souvent à la une des magazines. En effet, elle est, depuis toujours, la fiancée d’un célèbre musicien. Elle était heureuse de mener cette vie oisive, en restant au second plan, jusqu’au jour où il lui a demandé sa main. Taaka s’est alors projetée en future mariée, avec aucun bras paternel auquel s’accrocher pour avancer jusqu’à l’autel. Réservant sa réponse, elle part seule en quête de ce père premier, ce grand inconnu. Après avoir mené une enquête familiale, elle trouve six hommes pouvant être son père. Six hommes différents répartis sur la planète. Pour l’identifier, elle a un indice : une cicatrice à l’épaule. Mais elle décide d’avancer à couvert, de se fondre dans la vie de chacun de ces hommes pour les approcher sans prendre de risques.

Après la Floride, elle part sur la piste d’un maître spirituel qui organise des stages de méditation au Sri Lanka. L’homme est fascinant, et elle se laisse peu à peu prendre au charme de ce monde spirituel. Mais là, elle retrouve une amie d’enfance qui est devenue bizarrement secrète. Après s’être ridiculisée en affirmant que le maître yogi était son père, elle s’enfuit de nouveau. Avec son amie d’enfance, elles partent pour la Grèce. Le père numéro 3 est capitaine sur les bateaux reliant les îles des Cyclades. Elle suit les étapes des entretiens d’embauche, mais son amie perd la raison, et la séquestre. Taaka découvre qu’elle est jalouse de sa vie avec Gaby. Elle parvient à s’enfuir, après avoir appris que le capitaine n’était pas son père.

Elle revient en France. Gaby veut l’arrêter, car sa quête la plonge dans des situations dangereuses. Mais au risque de le perdre, elle  repart. A Bordeaux, elle entend approcher le père suivant, un directeur de communication très apprécié des milieux mondains. Elle se surprend à briller dans ce milieu professionnel, et quand son hypothétique père la drague, elle est sous le choc. Il devient pressant, elle l’assomme en se défendant, mais prend le temps de vérifier son épaule. Elle quitte la ville précipitamment. Direction la Camargue, où le père suivant serait un gardian renommé. C’est un monde fascinant et fermé, et pour l’approcher, elle devient vendeuse dans un village saisonnier. Elle attend l’homme, un héros pour tous les manadiers, mais il décède avant leur rencontre. Par chance, elle trouve des témoins qui lui prouvent qu’il ne peut pas être son père. Il n’en reste plus qu’un, un garagiste de Saint-Affrique.

Ce dernier voyage est plus pesant, car elle est certaine de devoir l’affronter à l’arrivée. Partagée entre l’angoisse et le soulagement, elle le trouve dans un minable lotissement. Quand elle frappe à la porte de sa maison, elle est face à un homme malheureux et répugnant, auquel elle n’a rien à dire. Si elle sait que c’est lui, elle comprend aussi qu’il n’a rien à lui offrir.

Toutefois, Taaka rentre chez elle changée. Elle est devenue plus indépendante, plus forte, et elle se réjouit d’avoir construit la vie qu’elle a la chance de mener. Et si ce n’est pas trop tard, elle va retrouver l’homme qu’elle aime, et oser lui dire oui.

Sylvie Del Cotto

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