La Statue de la Liberté

Geneviève Padovani

Notre Amérique vintage : le Grand Canyon , été 1976

Nous visitions l'Ouest américain en voiture : Françoise, Michel, Pierre et moi.

Infatigables et bien organisés, nous roulions beaucoup sur des routes désertes et sous un ciel immense, de motel en curiosité, de site classé en saloon dont nous poussions les portes d'un coup de pied comme au cinéma.

Le Grand Canyon figurait bien évidemment au programme et nous avions décidé de lui consacrer une journée entière.

A cette époque, il n'y avait ni passerelle, ni hélicoptère, ni randonnée encadrée. Seuls quelques hôtels et restaurants assez rustiques à proximité du site fournissaient des services sommaires aux visiteurs déjà nombreux à cette époque. (Mais rien à voir avec les hordes du 21ème siècle.)

Levés à l'aube, en shorts et baskets, munis de biscuits et d'affreuses gourdes métalliques louées sur place et aussitôt accrochées à nos ceintures, nous avons rejoint le départ du sentier. Les gourdes nous battaient les hanches, lourdes  d'une eau encore fraîche. 

Le moral au zénith, nous avons gambadé pendant les premiers kilomètres, pauvres inconscients ! Le sentier zigzaguait aimablement entre les arbres plutôt secs et nous faisions rouler les cailloux en admirant le célèbre paysage.

Jaune, ocre, rouge, violet, bleu : les couleurs des strates changeaient à tout instant, selon l'heure et l'angle de vue, tandis que le ciel passait du bleu intense à un bleu plus pâle, trop pâle, nous aurions dû nous méfier. 

En attendant, nous savourions sans modération le somptueux décor.

Nous ne voyions pas encore le but de notre marche. Il y a  près de 1.500 mètres de déclivité jusqu'au Colorado et le chemin est infiniment sinueux.

Les responsables, très prudents, nous avertissaient au moyen de pancartes plantées tous les 100 mètres : " Attention, danger " On viendra vous chercher en mule mais cela vous coûtera cher" "Réfléchissez avant de continuer" "Ceci est une aire de repos, arrêtez-vous avant qu'il ne soit trop tard"… Ils en avaient fait un véritable chemin de Compostelle : l'essentiel était d'en avoir parcouru un tronçon.

Nous croisions quelques vaillants sportifs qui remontaient . Ils avaient sans doute passé la nuit "en-bas" et étaient partis avant le lever du jour. Nous échangions alors un "hey" chaleureux .

Entre collègues, n'est-ce-pas ? 

Et les heures défilèrent ainsi, ponctuées de gorgées d'une eau de plus en plus tiède et de biscuits de plus en plus émiettés.

En fin de matinée, nous atteignîmes une plate-forme aménagée en relais, délicieusement ombragée. Des tables en bois, quelques bancs, un comptoir très simple et une glacière pleine de boissons fraîches nous invitaient à une petite halte bienvenue.

C'était tentant. Mais voilà, tels Milou entre l'ange et le diable, nous hésitions : un arrêt prolongé pouvait être définitif et nous n'aurions peut-être plus le courage de repartir. 

Françoise, incarnation de la sagesse, choisit , elle s'arrêtait ! Avec une argumentation décisive : ce serait pareil toute la journée et nous n'étions même pas certains d'atteindre le fleuve.

Michel et Pierre décidèrent de poursuivre. Et moi, après une hésitation, je les suivis, histoire de franchir encore quelques tournants, sans avoir l'intention d'aller jusqu'au bout.

Voilà le danger  : " jusqu'au prochain tournant, jusqu'au prochain…"

De tournant en tournant, nous sommes arrivés ( moi avec un peu de retard) au bord d'un maigre filet d'eau boueuse : le Colorado !Quelques personnes s'y baignaient à grands cris, aux pieds de tentes et d'une cabane en bois. Malheureusement, le bain en eau glacée était déconseillé aux randonneurs qui avaient l'intention de remonter avant le soir. 

Nous repartîmes donc, un peu déçus tout de même par ce pauvre petit cours d'eau et par la brièveté de notre halte.

Et tout de suite, nous avons été confrontés au piège du Grand Canyon : l'excursion commence par la descente, aucun problème. Mais lorsqu'on est arrivé en-bas, eh bien, il faut remonter !

Effectivement , le retour s'est avéré beaucoup plus difficile. Il faisait très chaud, le but avait été atteint et donc l'excitation était retombée, les gourdes étaient presque vides et les jambes accusaient une fatigue que nous n'avions pas ressentie en descendant. Nous progressions péniblement sans nous douter que nous allions être étrangement aidés...

Soudain, en effet,  le ciel est devenu blanc puis a viré au gris plombé. La chaleur a encore augmenté et nous avons reçu les premières  gouttes lourdes et brûlantes d'un orage apocalyptique qui allait laisser des traces dans la région. (Le Colorado a gonflé tout à coup et a inondé ses rives. Il y a eu deux morts, nous l'avons su plus tard.)

Nous étions coincés : soit nous abriter dans une anfractuosité de rocher, soit continuer coûte que coûte.

Nous avons d'abord choisi la première option et nous nous sommes accroupis dans une espèce de caverne. Nous y sommes restés un bon moment. Ne voyant arriver aucune accalmie, nous nous sommes décidés à repartir sous la pluie. Mais nous étions restés trop longtemps dans cette position inconfortable. Complètement ankylosés, les genoux bloqués, nous avons repris notre marche de manière ridicule, pliés comme des canards.  

Cependant, il fallait accélérer l'allure, sous les trombes d'eau et au milieu des coups de tonnerre qui se répercutaient dans la montagne. Heureusement, l'urgence de la situation nous a redonné à la fois la souplesse et surtout une  énergie décuplée. 

Et , de tournant en tournant (bis) , réduits à l'état de serpillières dégoulinantes et paradoxalement assoiffés ( les gourdes vides sonnaient le tocsin à chaque pas ), nous avons enfin atteint le relais. 

Stupeur ! 

L'esplanade était complètement inondée, méconnaissable, sinistre: les bancs voguaient au gré des rafales de vent et de pluie. Quelques silhouettes frileuses s'étaient agglutinées sur le comptoir, serrées les unes contre les autres, sardines apeurées à peine protégées par le toit de tôle en très mauvais état. Au milieu de ce champ de bataille, trônait une table à moitié immergée. Et  debout sur la table se tenait Françoise seule, héroïque , inébranlable au milieu des intempéries. Elle nous guettait. Radieuse et trempée, elle avait levé le bras droit et brandissait une bouteille de coca -cola. 

Nous avons alors halluciné : elle avait des rayons autour de la tête !!!

La Statue de la Liberté nous attendait. Notre Amérique ...




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