Une Bradshaw sans Manolo

Zéphine Divine

Nocturne à New York

Cosmopolitan : 4cl de Vodka

                         2cl de liqueur d'orange

                         2cl de jus de cranberry

                         1cl de jus de citron


Gold Rush : 6cl de Bourbon

                    2cl de sirop de miel

                    2cl de jus de citron pressé

(Pour réaliser un sirop de miel, mélanger 4 doses de miel à une dose d'eau chaude, et remuer jusqu'à obtenir une consistance sirupeuse)



Mes hauts talons lourds claquent sur le bitume, les gratte-ciels s'ouvrent sur les larges avenues pointillées de taxis jaunes et s'élancent vers le ciel. Dans cette ville gigantesque, je me sens si bien que j'ondule comme un poisson dans l'eau. Appuyée contre le mur de mon hôtel, je fume ma première cigarette de la journée dans le froid pénétrant de cet hiver New-yorkais, sur la 44ème Ouest, à l'angle de Brodway street. Je remarque cet homme dans son long caban noir qui avance d'un pas décidé sur le trottoir d'en face. Le sentiment que peut-être il viendra me parler m'effleure à peine l'esprit, et je détourne la tête, déjà perdue dans mes pensées. L'homme est arrivé à ma hauteur. Il s'arrête et me sourit. Il me propose de lui échanger une cigarette contre un dollar. Je m'étonne de cette démarche peu commune, je préfère lui en offrir une et refuse son billet.

On bavarde dans un nuage de fumée, on échange des banalités, et je comprends qu'il se contente d'acheter parfois une cigarette à l'unité, pour ne pas être tenté par la présence constante d'un paquet entier dans sa poche.

Mon mégot se termine, je le jette sur le trottoir, le compresse de ma botte noire et éteins les dernières braises. Je lui souhaite une bonne nuit et le voilà qui insiste pour m'inviter boire un verre à deux pas d'ici, dans un endroit sympa qu'il connaît. Fatiguée d'avoir trop marché dans Manhattan, de visiter en long et en large cette île, je décline d'abord son invitation. Mais après tout on n'a qu'une vie, et je ne suis pas tous les jours à New York. C'est le moment d'en profiter et de découvrir la vie nocturne de cette ville mythique !

Il m'emmène dans un bar, près de Times Square. Il m'offre des verres, je lui offre des cigarettes, et nous parlons tous les deux, lui dans un anglais américain parfait, et moi dans un anglais parfois douteux.

Je découvre que j'ai affaire à un financier de Wall Street, et même si je ne comprends pas tout, je saisis qu'il manage une équipe de plusieurs petits soldats de la bourse, à l'affût des achats et des ventes à effectuer au bon moment, pour remplir les poches (et les leurs au passage) des actionnaires fortunés. Quelques cosmopolitans plus tard pour moi, et  gold rush  pour lui, il manifeste une envie pressante de découvrir la France, et souhaite m'inviter l'été prochain à New York.

A la fermeture du bar, dans la nuit glacée, nous nous abritons sous un porche à l'abri du vent. Avant que je ne m'échappe, il m'attrape par la taille et me vole un baiser peu convaincant mais pas désagréable. Et entreprenant, il me prend la main et hèle un taxi. Je me laisse faire, séduite par un homme de pouvoir, et le suis dans son antre américaine.

Je descends du taxi, monte les quelques marches qui mènent à l'entrée de l'immeuble, passe une grande baie vitrée, et arrive dans un vaste hall entièrement revêtu de marbre rose. Dans l'ascenseur qui mène aux hautes sphères de mon nouveau monde, je suis impatiente de découvrir la tanière de mon cow-boy.

Mais lorsqu'il ouvre la porte je découvre, loin d'être émerveillée, l'appartement témoin d'un jeune célibataire qui vient tout juste de s'envoler du nid familial. Le salon tout riquiqui est parsemé de linge, il y en a du fauteuil au canapé, et un monstrueux séchoir à linge trône fièrement au milieu de la pièce. Je suis des bouts de chiffons éparpillés sur le sol jusqu'à la chambre, et à ce moment là, je me sens un peu comme le petit poucet qui suivait ses cailloux pour retrouver le chemin de sa maison. Sur le seuil de la porte, je ne distingue plus le lit sous le tas de vêtements.

Adieux veaux, vaches, cochons… Carrément déçue de cet intérieur absolument pas en phase avec le personnage, je relativise et me dit que ce n'est pas bien grave. Surtout que ce ne sont pas de longs mois d'abstinence qui m'arrêteront de sitôt. Détendue, je pars m'en allumer une sur le fauteuil, entre un slip et une paire de chaussettes. Mon hôte, qui nous sert du vin dans des verres à soda « king-size » au-dessus de l'évier dégueulant de vaisselle sale, me regarde du coin de l'œil. Légèrement froissé, il exige que je fume à la fenêtre. Il en fait des manières pour un type qui vient de s'enfiler la moitié d'un paquet !

Je m'exécute et me pose sur le dossier du canapé collé sous la vitre, les pieds déchaussés sur les coussins. Quand j'ouvre la fenêtre, je constate soulagée que je ne risque pas de passer par-dessus bord car elle ne peut s'entrouvrir que d'une dizaine de centimètres. Je peux reprendre le cours de ma cigarette plus sereinement.

Mes yeux survolent les multiples points lumineux devant moi, admirative de cette ville au rythme incessant je m'évade quelques minutes... Je sors de ma torpeur et me retourne vers mon hôte.

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, mon trader préféré s'était mis tout nu et avait sorti son engin tout fin. Prise entre un petit choc émotionnel et une folle envie de rire, je ne le prends pas trop au sérieux et lui fais des yeux tout ronds. Je lui demande gentiment de ranger son attirail qu'il pointe vers moi, et le prie de me ramener à la maison, comme promis avant de monter dans le taxi.

Mais le monsieur peu crédible s'octroie le luxe de devenir goujat, et un poil flemmard, me propose seulement de payer la course du retour. Il avait cru qu'une fois chez lui ce serait dans la poche, et voilà qu'il se vexe parce qu'il n'a pas ce qu'il veut. Un peu paniquée à l'idée de rentrer toute seule chez moi, éméchée et à cette heure si tardive dans une ville que je connais si peu, je me vois déjà faire la une des journaux le lendemain matin, publiant qu'on a trouvé une jeune femme française morte frigorifiée au coin de la rue, parce qu'elle s'est perdue et n'a pas trouvé de taxi dans cette ville qui en regorge pourtant.

Je ne suis pas en colère contre lui mais je commence à le prendre franchement pour un con. Et devant mon air méprisant et parce qu'il ne souhaite pas laisser un souvenir aussi impérissable, il ne peut faire autrement que de remettre son trois-quarts sur le dos et de jouer les chevaliers servants dans son destrier jaune.

Bien au chaud dans mon lit d'hôtel, je pense qu'on ne m'y reprendra plus à suivre un charlatan pas méchant, et je me demande si je refuserai sa demande d'ajout sur Facebook, ou si je l'accepterai pour élargir mon champ de réseau social de l'autre côté de l'Atlantique.

Mais ce fut moi l'offensée qui constata qu'il avait retiré son invitation sans aucun complexe. Et je n'eus pas le plaisir de jouer les fières, et de le snober avec toute la dignité dont je voulais me draper.



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