La Tour Saint Jacques

Valérie Pascual

J’aime la marche. La nature, les arbres, le vert. Je n’aime pas la ville. S’il est un lieu ou je me sens bien à Paris, c’est entre autres au pied de cette tour, qui évoque le voyage.

Construite au XVIe siècle, récemment restaurée, sa pierre assez blanche, ses hautes fenêtres, ses sculptures élaborées, ses gargouilles me semblent bien riches pour des pèlerins. Cependant c’est là qu’ils se réunissaient, équipés d’un léger sac et d’un bâton, pour partir ensemble vers Saint-Jacques de Compostelle. Un voyage long de 1731 km, hasardeux, dangereux, initiatique, dont on revenait transformé et respecté, avec sa coquille autour du cou.

Comment, au pied de cette tour entourée de quelques arbres verdoyants, ne pas s’imaginer prendre la route comme tous ces gens qui nous ont précédés, et se lancer dans l’aventure ? Comment ne pas se poser la question « en serais-je capable », craignant le froid, la pluie, le mal aux pieds et les ampoules, les nuits d’inconfort et de promiscuité, la durée interminable du trajet, toutes ces difficultés que rencontrent les pèlerins ?

Heureusement je suis marcheuse, je connais le bonheur qu’apporte le fait si simple de poser un pied devant l’autre. Aller au rythme de son corps et respecter ainsi sa profonde nature humaine. Etre porté par son but, fut-il lointain, et tous les petits buts intermédiaires que constituent les étapes. Atteindre ce but. Ou ne pas l’atteindre, mais recommencer. Toujours debout sur ses deux pieds, et à mesure que la ville s’éloigne, reprendre contact avec la nature. Traverser des forêts et des rivières, entendre un oiseau chanter, trouver une empreinte de chevreuil, contempler un chêne ou un hêtre pluriséculaire. Reprendre contact avec cette vérité première : la planète, c’est d’abord la nature, qui fait sa richesse, sa beauté et son avenir. Ou ça devrait.

Marcher est une activité physique. Elle peut être difficile, parfois on est fatigué, le sac scie les épaules, les jambes sont lourdes. Mais il y a aussi de la joie dans le dépassement de soi, apprendre à ne pas écouter ces petites misères et continuer, un pied devant l’autre, inexorablement, sans s’apitoyer sur son sort. Quand on réussit à oublier ces malheurs, ils s’estompent d’eux-même, la marche devient alors légère. Comme l’était celle de nos ancêtres chasseurs capables en silence d’approcher une proie sans se faire remarquer.

Mais le bonheur de marcher ne s’arrête pas là. Seul avec soi-même, on prend le temps (on a tout le temps) de penser, aux grandes joies de sa vie et aux malheurs, aux douleurs rencontrées malgré tout. De faire le point, de cicatriser certaines plaies encore béantes, de construire des projets pour la suite du chemin, après l’arrivée à Compostelle.

Les pèlerins emportaient au fond d’eux-mêmes l’image, le souvenir de cette tour qui leur a dit « vas, pars sur les routes », et la portaient jusqu’au bout de leur long voyage. Là une nouvelle image s’imprégnait en eux, celle de l’immense cathédrale de St Jacques, répondant dans sa splendeur à la modeste de la tour dont ils sont partis.

Voilà à quoi je pense quand je suis au pied de la Tour Saint-Jacques. J’imagine le trajet: traverser l’île de la Cité, prendre la rue Saint-Jacques, si étroite et d’aspect moyenâgeux en certains endroits. On poursuit tout droit : rue du Faubourg Saint Jacques puis rue de la Tombe Issoire (quel nom étrange…) pour enfin dans les environs de la cité universitaire traverser le périphérique et entrer dans Montrouge. Alors l’aventure commence !

Cette tour élégante, manquant peut-être un peu de simplicité, est une invitation au voyage. Si j’avais fait le pèlerinage de Compostelle, je prendrai un plaisir immense à m’asseoir à son pied, fermer les yeux et me rappeler les péripéties du chemin. Cette tour ouvre Paris sur la route du sud, et par là-même ouvre Paris sur le monde. Vous pourriez me citer le Grand Palais, le Centre Pompidou comme ayant ce rôle. Mais non, pas du tout. Ces lieux font venir le monde à Paris, tandis que la Tour vous incite à partir, découvrir, d’autres lieux et les gens qui les habitent.

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