La Valise
ariel2408
Dans l'appartement sombre de la rue Girardon, rien ne semblait avoir changé depuis les années 50. Des meubles de cuisine en formica jusqu'à l'électrophone Teppaz qui trônait sur le meuble en bois de rose, tout ce qu'on voyait évoquait un temps arrêté, une horloge dont les aiguilles figées avaient aboli toute idée de passé, de présent et d'avenir.
Ma tante Daphné était morte sans héritier direct, et c'était à moi que revenait sa modeste succession, incluant surtout la tâche ingrate de fouiller l'intimité de cet appartement inconnu pour en organiser le débarras.
La valise hors d'âge, en carton beige sale, posée tout en haut de la lourde armoire aux portes sculptées, n'avait pas tout d'abord attiré mon attention. Elle se fondait dans le décor, ne surprenant pas plus que la poupée Bella posée sur le couvre-lit, ou la radio antique dont on avait dû un jour tourner fébrilement les boutons pour capter Radio-Londres.
Afin d'atteindre cette valise où je comptais entasser les rares objets ayant un peu de valeur, je me hissai sur un tabouret branlant. Alors que je la pensai vide, je fus surprise par son poids. Je la déposai sur le lit et découvris, collée sur un des flancs, une étiquette qui m'intrigua: on voyait un palmier découpé sur un fond bleu, et, malgré des bribes manquantes, on devinait la mention «Hotel du Cap» à Antibes. Je connaissais cet hôtel pour être plusieurs fois passée devant lors de vacances ou d'un séminaire, et le souvenir de ma timide et discrète tante ne s'accordait pas avec le faste de l'endroit.
J'avais toujours entendu dire que Daphné était une sainte, qu'elle s'était sacrifiée pour s'occuper de ses parents âgés. Aucun moyen, donc, de caser dans cette vie terne une escapade dans un 4 étoiles. D'ailleurs, j'imaginais mal cette simple valise déposée par un portier en livrée sur la moquette épaisse d'une suite luxueuse.
De plus en plus déconcertée, je continuai mon rangement, emplissant des grands sacs poubelles, épargnant quelques bibelots kitsch pouvant faire la joie d'un collectionneur.
Plusieurs fois, j'essayai sans succès de forcer les serrures du bagage, rêvant que son contenu me livrerait la clé de l'énigme. Si énigme il y avait, mais rien n'était moins sûr. Cette vieille fille employée de banque sans ambition, n'avait de toute évidence, presque jamais franchi les limites de son quartier. Au fur et à mesure que mon travail de tri avançait, la vie de ma tante se dévoilait, aussi transparente que le cristal, morne comme un jour férié. Il semblait qu'elle n'ait jamais rien eu à cacher. Alors, pourquoi cette valise étonnement scellée, pesante, comme alourdie par le poids de ses secrets?
Comme à chaque fois que mon imaginaire s'emballait, je décidai de lui laisser la bride sur le cou: Un amant caché, marié peut-être, en tout cas très riche, avec qui elle filait le long de la Nationale 7 dans une décapotable rutilante.
L'Hotel du Cap où ils avaient pris leurs habitudes, tous les ans à la même époque, pour célébrer l'anniversaire de leur rencontre. Le reste du temps, ils s'écrivaient de longues lettres enflammées. Il lui offrait des bijoux, des robes claires en soie, des porcelaines précieuses.
Tout s'ordonnait, les questions trouvaient des réponses par la grâce de ma rêverie éveillée: à l'époque où Daphné vivait cette folle aventure, n'existait ni Internet, ni téléphone portable pour s'immiscer dans les passions clandestines. Personne dans son entourage ne risquait de s'inquiéter de l'absence de nouvelles, avec une vie aussi rangée et prévisible, qu'aurait-il pu lui arriver? La valise, j'en étais maintenant persuadée, était pleine des souvenirs de ces jours bénis, des vestiges de cette histoire incroyable.
Là, sous le carton éraflé, un amour comme il n'en existait plus vibrait encore, mes doigts devinaient ici un journal intime brûlant de confessions torrides, là l'étui d'un collier de perles...
Il était tard, et les lampes aux abats-jour de satin épais n'éclairaient que faiblement la chambre.
Soudain, il me devint indispensable de savoir, de vérifier si mon scénario intérieur avait une part de vrai. Comme je l'avais vu faire dans des films, je m'emparai du tournevis et du marteau trouvés bien rangés sous l'évier de la cuisine, et les serrures finirent par céder.
Je ne sais pas si ma découverte fut une déception, où la simple confirmation que je m'étais enflammée pour rien, une fois de plus.
Pas de lettres où l'amour se serait déclaré à l'encre violette, aucun carnet secret ni lingerie soyeuse.
Soigneusement empilées par ordre chronologique, il n'y avait que des factures dont la plus ancienne datait de Novembre 1952. Des relevés de banque, des quittances d'électricité en anciens francs... Parmi les rares cartes postales, je reconnus celle que je lui avais envoyée de Brighton l'été de mes 17 ans.
Dans une pochette, des ordonnances, quelques radios, des notices de médicaments jaunies.
Toute une vie était là. Mais c'était une vie sans amour impossible ni terrasse ensoleillée avec vue sur la Méditerrannée.
Une pauvre vie, limpide et étriquée jusqu'à en être pathétique.
Je jetai toute cette paperasse dans un dernier sac et refermai la porte de ce deux-pièces déprimant.