La Vérité des Sens

Open Your Mind

Elle tend sa joue mais c'est sur sa bouche que ses lèvres viennent se poser.
Baiser timide.Comme une question

Comme une demande de permission de remettre en cause tout ce qu'ils viennent de se dire. 


Ses lèvres caressent lentement les siennes, les refermant à chaque bouchée, comme s'il commençait par goûter.

Elle entrouvre sa bouche en guise d'acquiescement.

La douceur laisse place à la ferveur. 

Le baiser timide devient avide. Une évidence en quelque sorte.

 

**

Enfermée dans sa bulle, elle avait attisé sa curiosité. Il s'était donc mis en quête de l'entrée. 
En couple et épanouie, elle l'avait à peine remarqué lorsqu'il était arrivé.

Brun, ni très grand, ni très costaud, il n'avait pas le physique à vous perdre au premier regard.

Mais les mâles qui savent utiliser les autres armes que celles de leurs minois sont souvent les plus redoutables.

Il avait donc commencé par des mots avec l'esprit agile de ceux qui voient le monde en image, de ceux qui l'analyse et le comprenne. 

 

Il avait attisé sa cervelle jusqu'à ce qu'elle remarque l'étincelle au fond de ses yeux sombres. 

Peu à peu, elle n'entendait plus que sa fréquence au milieu du bruit de fond des banales discussions de bureaux. Un mot, une phrase, une image, un silence suffisait à ce qu'ils se comprennent au milieu de dix.

C'était troublant, déroutant.

 

La présence constante de leurs collaborateurs les avait poussés vers l'intimité de leurs boîtes mail. Rien de mal se disait-elle, juste des mots.

Oui, de simples mots qui tricoteront peu à peu le fil de ses confidences.

Mais elle n'était pas seule.


"Je ne ramène pas le boulot à la maison", avait-elle insinué, se persuadant par la même occasion.
"Je suis épanouie" avait-elle dit aussi. Elle en était sûre. A ce moment.

Mais à l'écrit, poussée par le lyrisme de sa plume, la réalité en était autrement.

Son corps s'exprimait à travers le clavier, ses tripes directement reliées à ses doigts, sans filtre. Ou si peu finalement. 

Lui restait vague, laissait la porte ouverte, ne lui insufflant ni précipitation ni ferveur. Juste de quoi alimenter son imaginaire.

 

Et plus elle le lisait, plus elle se souvenait.

De cette partie d'elle, envolée et passionnée, que le fil du temps avait effacée, pour laisser place au pragmatisme nécessaire de la "vraie vie". 
Devenue raisonnée, déterminée, pragmatique, maître d'oeuvre dans l'ouvrage familial. C'est elle qui guidait, qui insufflait, qui menait, qui construisait. 

C'est du moins ce qu'elle était depuis quelques années. C'est du moins ainsi qu'elle était perçue.

 

Mais ses yeux sombres avaient révélé le caillou dans sa chaussure. La première fois que quelque chose l'empêchait d'avancer. La première fois qu'elle se trouvait déstabilisée.

 

Alors elle décida de ne pas mettre le couvercle de la morale sur ce quelque chose qui la poussait sur le bas-côté.

 

**

Il vient poser ses mains chaudes sur ses joues, elle glisse les siennes jusqu'à sa taille. Il l'embrasse plus intensément, elle le serre plus fort.

Plus de chasteté dans ce baiser, leurs lèvres, accrochées, retirent en un instant le masque de leurs intentions respectives.

Une minute, ou une heure, elle ne saurait dire combien de temps ils sont restés à faire danser leurs lèvres, leurs langues, leurs mains et leurs tripes. 

Il fallait alors prendre une décision. 

"Tu montes ou tu pars maintenant."

 **

 

Elle avait fini par lui poser la même question ce matin-là, très tôt, à l'heure où personne n'avait encore envahi les bureaux. Leurs échanges la brûlaient, leurs regards croisés dans les couloirs l'irradiaient, il fallait assouvir la faim de cette bête qui se réveillait. Il lui fallait un baiser.

Juste un baiser. Le prolongement de leurs échanges en somme, leur aboutissement peut-être.

Dépassé par sa demande, il avait hésité.

"tu m'embrasses, ou tu sors maintenant" lui avait-elle intimé.

Il l'avait embrassé.

Baiser volé, arraché. Il n'avait pas été à la hauteur de ses idées.

Mais elle avait eu ce qu'elle voulait, la Bête allait pouvoir se calmer.

**

 

"Je monte".

La porte refermée, plus de questions, plus d'arguments, plus de barrières.  

Pas de saveur dans la retenue, elle l'embrasse, l'embrase, le cherche, met sa bouche à nue pour qu'il se livre enfin.

Leurs lèvres humides dansent sans relâche, leurs langues se caressent puis s'entrechoquent, elles appellent à la fusion et intiment à leurs corps d'y répondre.

Elle caresse son visage, d'une main, puis des deux. Les siennes lui répondent, la touchent, la colonisent peu à peu.
Ce qui se voulait être une approche lascive se mue lentement en duel. La chaleur s'intensifie, les gestes se font plus directs, plus brutaux, la soif de peau devient douloureuse. 
Il la déshabille, frôle sa peau, la lèche, la mord, l'embrasse. 

Il s'attarde.

Ses vêtements au sol, nue et incandescente, elle en appelle aussi à sa peau.
Elle défait lentement ce qu'elle voudrait arracher, elle tente de faire durer le plaisir tant que la maîtrise est encore là. 
Leurs sens collaborent.
Elle s'imprègne de son odeur, lit sur sa peau. Son souffle est son métronome. 
Ses yeux sont mis clos, il est fiévreux. Ses yeux à elle ne le voient plus, ils le ressentent.

Leurs torses en contact, il la soulève, elle encercle sa taille de ses cuisses, leurs langues soudées, leurs mains parcourent le reste.

Enfin les peaux se parlent, se découvrent, s'échangent. La soif est enfin étanchée, pour quelques secondes au moins. Une intense accalmie dans cette bataille.

**

 

Mais la Bête ne se rendormie pas, bien au contraire.

Et lui fit marche arrière.

Ses ardeurs l'avaient désarmé. Tel un naïf fumeur en forêt, il ne pensait pas mettre le feu à tant d'hectares. 

Elle était prise au dépourvue, coincée entre cet animal incontrôlable, réveillé d'un profond sommeil, et cet allumeur qui faisait maintenant demi-tour. 

Par la force du verbe, elle avait fini par le convaincre d'aller boire un verre. 
Il fallait qu'il échange, de vive voix. Il fallait qu'elle comprenne.

Après tout c'était elle la femme mariée et lui le pyromane. Elle avait plus de raisons que lui de faire demi-tour, et pourtant.

Prétextant une sainte horreur des lieux publics, il l'avait invité chez lui. 

 **

 

La trêve sera de courte durée, la brûlure se fait plus intense, la rencontre des corps ne suffira pas, la fusion s'impose.

De la pulpe de ses doigts il vient à la rencontre de son intimité, la chaleur qui s'en dégage lui donne confiance. Il s'y invite et la découvre de caresses, l'irradie, la tétanise, puis la délaisse pour que son corps le réclame.

Ce qu'il fait.

Il revient alors, et chaque fois ses assauts sont plus sûrs, plus précis, recommençant son manège encore et encore, à chaque fois la découvrant un peu plus.

Il la soumet.

Dans un souffle elle trouve la force et se détache lentement. Elle fait glisser son corps brûlant, ouvre la voie de ses mains, faisant suivre sa langue, créant dans son sillage des traînées de chair de poule, et de sa bouche le soumet à son tour.

Alors il s'abandonne. Un peu.


Mais ce n'est pas assez.

 **

 

Toujours dans la maîtrise même quand il paraît se lâcher, sa respiration, ses gestes trahissent ses retenues.
Une famille construite, trop de ferveur, la volonté de rester libre, de garder le contrôle, de rester discret, le contexte professionnel…

 

L'attirance qu'ils ressentaient l'un pour l'autre les mènerait à la toxicité d'une relation impossible, là était la conclusion.

Elle était en couple, elle avait tout à perdre, mais avait affirmé qu'elle ne perdrait rien. Elle voulait se laisser guider par ses sensations, mais pas au point de tout remettre en question.

Lui, était emmuré dans une carapace imperméable aux sentiments. Quelque soit la nature de leurs relations, il la ferait souffrir, assurément.

Ils étaient donc d'accord sur ce point, sur la conclusion.

Mais quand elle voulait vivre ce qu'il y avait à vivre, pour tout brûler, pour qu'il ne reste rien, lui, préconisait l'avortement.

 

Ils échangent alors sur d'autres sujets, cherchent à banaliser quelque peu ce tête à tête. Mais c'est en vain, leurs échanges sont ponctués de silences devant la proximité de leur façon de penser. Les phrases tournent court, développement inutile de leurs théories quand l'autre comprend la thèse et l'anti-thèse juste à l'énoncé. 

Ils sont des alter-égo, c'est maintenant évident. Malgré cela, la conclusion est ferme. Il la raccompagne à sa voiture.

 

Elle tend sa joue...

** 

 

Et alors qu'il tente depuis leur rencontre de maîtriser l'engouement, qu'il plante avec ferveur des gardes-fous le long de leurs échanges, qu'il s'échine à retourner l'aimant qui les attire pour la tenir hors de portée, il laisse là filtrer là l'essence de son désir. Les polarités sont maintenant inversées. 

Son corps le trahit, il lui parle. Il lui livre l'essence de ses pensées, la raison n'a plus d'emprise, il la veut, la désire. Tous les mots prononcés sont effacés, leurs argumentaires s'effondrent. La communication est intuitive, instinctive, instantanée.

 

Elle tremble maintenant, elle le désire en elle, comme une urgence. Elle rêvait qu'il lui fasse l'amour, elle veut maintenant qu'il la prenne, qu'il la possède, tout entière. 

Il ressent sa demande, passe ses mains dans ses cheveux, s'agrippe, et la tire vers lui pour prendre sa bouche, encore une fois. 
Elle le sent la serrer, la mordre, la soulever, pour la prendre enfin.

 

Plus de notion de temps, d'espace, seulement des sensations.

Aucun son ne sort de sa bouche, il maîtrise encore. 

Elle ne maîtrise plus elle, s'entendant gémir, crier, comme si c'était une autre.

Elle ne veut pas que cela cesse.

Il la sollicite, la sonde, la prend, lui arrache, lui donne, la cambre. Il l'épuise jusqu'à ce qu'elle se rende.

Là alors seulement, il dépose les armes et lâche prise, enfin.

 

Elle rêve d'eau fraîche et de courants d'air, leurs peaux humides glissent, reprenant leur souffle.

Le contrôle reprend le dessus, il se lève et fuit sous la douche. 

Elle reste là, étendue et conquise, pour saisir et imprimer ces sensations. 

Elle capture ce moment dans un coin de sa mémoire pour le protéger des tempêtes que leurs pérégrinations causeront plus tard, elle le sait. 
Mais elle veut enchanter la seule vérité qui ne devra pas disparaître.

La Vérité des Sens.

 

Photo: Florence AT
Signaler ce texte