La vieille dame

petisaintleu

C'était il y a quatre ans, une éternité à l'heure où l'on considère que tout nous est dû par le biais d'un simple clic pour assouvir notre hédonisme, le stade ultime de l'accomplissement personnel. Assis sur un strapontin métropolitain, je feignais d'être absorbé par la lecture d'un rapport et j'ignorais la haine de mes acolytes se serrant dans l'atmosphère viciée d'une sueur grasse de fin de journée. J'eus la maladresse de lever les yeux par réflexe, pour vérifier la station où la rame s'arrêtait. Je croisai le regard d'une femme âgée qui me décrocha un sourire diamétralement opposé à l'envie des autres voyageurs de coller leur poing sur ma tronche. Lorsque je descendis à Saint François-Xavier, je l'avais déjà oubliée. J'étais trop occupé à m'interroger sur la prochaine destination exotique qui me permettrait de fuir ces abrutis et qui, surtout, rendrait dingues de jalousie mes collègues de travail.

Je m'arrachai de la bouche pour aspirer l'air parisien – il ne me restait plus qu'à louvoyer avec dédain entre deux sans-le-sou campés sur les dernières marches – quand je sentis que l'on tirait le bas de ma veste. J'étais sur le point d'insulter l'impudent qui osait froisser un costume à deux milles balles mais, je reconnus la petite vieille. « Venez – me dit-elle – je vous offre un café. Et n'ayez crainte : ce n'est pas une mémé édentée qui va vous manger ».

Elle me mena par le bout du nez jusqu'au premier bistro, moi morveux tout pantois et si déshabitué à tant de spontanéité, hormis les sarcasmes que je distribuais à longueur de journée, pour le plaisir d'humilier les sous-fifres que je gouvernais. Un petit noir se tenait accoudé au comptoir. À la pupille dilatée et désapprobatrice de la mamie, je compris qu'il était préférable que je m'abstienne de ce que je considérais comme un bon mot. Je me contentai d'un chocolat chaud.

Nous nous installâmes sur une banquette de moleskine, reliquat d'un Paris ouvrier retoqué aux tréfonds d'une banlieue qui ne tarderait pas elle aussi à les phagocyter. Le néon blafard et déprimant était vierge de chiures de mouches, comme si les diptères devinaient que l'aseptisation des lieux était désormais la règle.

Je me rongeai les ongles manucurés de ne pas savoir quoi lui raconter. Je décelai à son rictus en coin qu'elle s'en amusait. Elle m'observait tel un félin qui joue avec sa proie, se délectant d'avance du coup de griffe létal qui viendrait quand bon lui semble. Pour faire bonne figure, je fixai un flipper qui me rappela vaguement les années de lycée où, jeune imbécile, je m'évertuais à ne pas me projeter dans l'avenir, un badge No future épinglé fièrement à mon perfecto.

Au moment où elle me prit la main, une étrange impression m'envahit. J'eus littéralement la sensation d'être déconnecté de la réalité. Enfin, de ce que j'appelle la réalité, dans un univers où je ne suis depuis belle lurette que le jouet virtuel de mes écrans, des variations des cours des terres rares le jour à une partie de poker la nuit, trop épuisé pour me dégoter un succube qui rêve de me pomper une bourse bien remplie de stock-options.

En reprenant mes esprits, un goût amer enveloppa mon palais, pareil à celui des pistaches dont je me régalais enfant. Un monde différent avec lequel j'avais coupé les ponts en intégrant les Mines, trop honteux de mes origines modestes. Je m'étais accouché à dix-neuf ans dans le lit d'une chambre universitaire.

Je me fis sphinx, impassible et énigmatique, papillonnant dans ma nouvelle vie et prenant garde de ne pas me brûler les ailes au contact de Pharaon.

Je me mis debout, légèrement groggy, et me dirigeai vers les toilettes. Dans le miroir, j'eus presque pitié de mon apparence hagarde que le jet d'eau glacé fini par rosir. En revenant à notre table, un seul geste suffit pour lui faire comprendre que nous n'avions rien à nous dire et lui signifier que c'était moi qui régalait.

Nous nous quittâmes, toujours muets. L'ultime chose qui me frappa fut la couleur de sa robe. C'était incongru une vielle dame en blanc.

Le lendemain, mon père me téléphona. L'avant-veille au soir, ma grand-mère était décédée dans sa quatre-vingt-douzième année à la maison de retraite de Courrières. À présent, j'ai la certitude que les fantômes existent.

  • Très beau texte!

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Pict0002

    José Herbert

  • Contrairement à ce que vous affirmez, vous n'avez jamais dirigé qui que ce soit il y a 4 ans, vu que vous ne foutiez rien. Apparemment, vous rêvez votre vie, pauvre vieux.

    Quant à vos vacances de merde, elles n'ont jamais rêver vos ex-collègues de bureau.

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    chevalierderizal

    • Hé, ducon, même planqué derrière un écran, tu n'as pas le courage de te montrer avec ton pseudo habituel ?

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      Mario Pippo

    • Edgard, le minable sans aucun talent littéraire, qui se planque également derrière un écran, comme presque tout le monde d'ailleurs, n'a pas envie de vous répondre.

      Je suis bien moins abruti que vous ne pouvez le penser, mais comme vous vous croyez supérieur à tout le monde, vous ne vous en rendez pas compte.

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      chevalierderizal

    • Pas de souci, je n'en ai que faire. C'est assez drôle, quand ce n'est pas vous qui insultez les autres, cela vous fait toute de suite moins rire.

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      chevalierderizal

    • Ah, j'insulte maintenant... Remarquez, quand on est lâche et que l'on avance masqué, on peut dire tout et n'importe quoi.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Cp2

      petisaintleu

  • Il y a tout dans ton texte, le maître des jeux de mots a encore frappé pour mon plus grand plaisir et la fin est très émouvante. Merci pour ce moment de lecture :-)

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • Un habile arrêt sur image. Merci

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Kalvmxlw

    minuitxv

  • Une chronique à la fois cynique et réaliste écrite avec un talent certain...

    · Il y a plus de 6 ans ·
    W

    marielesmots

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