La ville sans nom

# 3

Ses mots je les sens s'agiter à nouveau, prêts à former de nouvelles menaces et autant de questions.
Car je peux lire dans son regard ses mots tus, ceux qui me disent qu'elle ne renoncera pas, dussé-je lui couper la langue pour de bon. A-t-elle compris que je n'y tenais pas vraiment ? Que la lame du sabre que je tiens à ma ceinture était aussi lasse que moi de trop de sang.
Je pourrais la gifler, une bonne gifle sourde, mais ses yeux, encore, chuchotent que ça ne la calmerait qu'un temps et que les questions reviendraient vite à nouveau, saupoudrés de quelques cris, voir d'une once de furie.
Je ne peux que lui donner un os à ronger.
— Où nous sommes je ne peux te le dire, pour la bonne et simple raison que nous sommes partout et nulle part à la fois. Vois ma cabane, cela ne te suffit donc pas ? Elle a tant de coins et de recoins que tu ignores. Que puis-je te dire encore ? Sous tes pieds se dresse sur la seule montagne de la ville, le sol tremble parfois la nuit, quand les trains invisibles y serpentent à l'abris de la roche pour le reste ce ne sont que pics et falaises, cette information je te la livre de bon cœur, s'il te prenait l'idée de t'aventurer sans ma permission et ma compagnie, un escalier dérobé mène vers le bas de la ville. On y trouve une prairie aussi grasse que verte, mais à quoi bon user ma salive, alors que tu ignores jusqu'à la racine de ce mot, as-tu même vu ne serait-ce qu'un brin d'herbe une fois dans ta vie ? A ton silence, il me semble bien que non. Où nous sommes...nous sommes dans l'entre-deux, entre ce que tu connais et ce que tu ignores, mais où nous sommes importe peu, bien moins que qui nous sommes, et cette ville n'a pas même de nom, alors...
— Tu mens !
— Je crains de n'avoir cette patience que celle des histoires inventées, mais voilà précisément pourquoi je ne te répondais pas...je savais déjà que tu ne me croirais pas, que tu en ferais une histoire à dormir debout. Nous ne sommes guère plus avancés. Il te faut te taire et me laisser garder ma salive pour des choses que tu pourras entendre si tant est que cela arrive ce dont je doute fort.
— Tu n'en sais rien ! Tu ne connais rien de moi.
— Bien au contraire, je connais ton nom, le nom de ta ville, le nom de ton père, celui de ta mère et encore celui de tes frères. J'ai parcouru la ville sèche un bon nombre de fois, sans même que vous ne vous rendiez compte de ma présence. Même ce bouffon d'Akin que vous encensez-tous sous le seul prétexte qu'il révèle et lit vos ancres !

Sa lèvre tremble, elle la mord pour dissimuler.
De ses yeux ses mots tus s'échappent pour laisser grandir les ombres, et alors seulement, les bras croisés sur ses seins nus, elle demande :
— Qui donc êtes-vous ?

#4

Qui nous sommes...
— Nous sommes les fils de nos pères, et les filles de nos mères, et vice et versa. Nous sommes d'ailleurs, ici et nulle part à la fois. Ceux qui avancent, ceux qui un jour ont brisé leurs chaines. Nous sommes bergers, acrobates ou flibustiers. Cueilleurs de pluie , semeurs de tempêtes, et encore conteurs, vendeurs à la criée, dompteurs de gazelles, colporteurs de rumeurs, marchands de sable, berceurs de rêve, compteurs de pas perdus, tisserands, bâtisseurs, jardiniers, leveurs de pain, souffleurs de verre, va nu-pieds, et bien d'autres encore. Tout et rien comme il nous plait et au gré de nos humeurs, tu comprendras bientôt...peut-être.

Elle me regarde un instant d'un regard insondable, puis retourne se glisser sous les draps, alors seulement elle consent à quelques chuchotis :
Tu n'es qu'un vieux fou, au mieux un ivrogne, il n'y a qu'un fou pour penser que moi Tamery, fille de Kanekhet et d'Alika, gardienne du cœur la ville sèche, je ne gobe ne serait-ce qu'un demi-mot de cette logorrhée , Akin te trouvera, il te coupera la langue, mille serpents...