La Voix de l'Ange
sean-wild
10
Heureusement qu'elle s'était remise à chanter. C'est ce qui éloignait le mal.
M. l'avait vu par la fenêtre de sa chambre. Il avait glissé comme une ombre entre le local électrique et ''arbre qui jouxtaient le parking de l'immeuble, puis il était resté là, sans bouger. Peut-être la regardait-il ? Deux minuscules lueurs semblaient briller dans le noir, cela devait être ses yeux. M. avait éteint les lumières, et était allée chercher sa grande sœur, pour le lui montrer.
L'adolescente glapit de surprise quand M. vint la réveiller.
- Mais qu'est-ce qui te prend encore ? J'en ai marre que tu me réveilles au milieu de la nuit à cause de tes cauchemars ! S'énerva-t-elle à voix basse, pour ne pas éveiller les parents. La petite recula instinctivement.
M. signa qu'elle avait à nouveau vu le monstre, et qu'il attendait là, en bas, tout près. En levant les yeux au ciel, sa grande sœur la suivit jusqu’à la fenêtre, et regarda ce que montrait la gamine, caché derrière l'arbre.
Dans les formes sombres et torturées qui s'étiraient entre les feuilles du platane, la sœur ne vit que des branches, alors que M. y reconnaissait les pattes du Retourneur. Dans les deux éclats brillants qui venaient des pupilles du monstre, l'adolescente ne vit que des reflets, peut-être, du lampadaire sur des feuilles. Il pleuvait, et l'eau rendait tout plus brillant et plus froid que d'habitude.
M. était gelée. Sa sœur pesta – Retourne te coucher, la Carpe, et ne me réveille plus ou j't'en fous une – et l'enfant rejoignit son lit. Grelottant de froid comme de peur dans ses couvertures, elle colla son oreille contre le mur, et attendit.
Bientôt, derrière le murmure du couloir, se fit entendre le chant, et les peurs de M. se calmèrent. La beauté et la douceur de cette voix, ce talent qu’elle n’aurait jamais, ne la frustraient pas, mais la réconfortaient. Elle se disait que son propre handicap n’était, au fond, qu’un petit sacrifice, consenti pour que l’une détienne la voix d’un ange, et que l’autre l’écoute, et apprécie sa beauté à sa juste valeur.
Sa sœur n’entendait jamais rien. Seule M. comprenait. Même si elle n’avait jamais vu à qui appartenait cette voix, elle savait qu’un jour, elle taperait à la porte d’en face, et que quelques mots de l’ange qui y résidait la libéreraient enfin. Libre. Libre du royaume de haine qu’était devenu sa famille, libre du mépris des autres, libre de la différence, et libre de cette chose qui rôdait, là, devant chez elle.
9
Le lendemain passa comme un éclair.
C’était l’automne. Peu de lumière se fit, quelques gouttes tombèrent, beaucoup de feuilles finirent au sol. Et deux vies supplémentaires s’éteignirent.
On n’avait pas retrouvé de corps. D’habitude, on parlait de disparition, et des disparitions, il y en avait beaucoup depuis quelques temps. Plusieurs fois, il y avait eu des témoins, des sans-abris surtout. C’était de leurs récits qu’était née la légende du Retourneur. Mais c’était aussi là qu’elle était censée s’arrêter : la peur était une chose, la réalité en était une autre. Et si les légendes alimentent la peur, le crime n’est commis que par des monstres ordinaires.
- Ces gens sont fous, dit le père de M. L’un d’entre eux parle d’un monstre, et tous les autres suivent le filon pour faire leurs intéressants ! C’est lamentable…
Ce soir-là, M. guetta longuement par la fenêtre, mais ne vit rien. Elle écouta les bruits du couloir, mais n’entendit rien. En silence, la peur reprenait le dessus, à mesure que l’ange qui habitait en face tardait à chanter, et que le monstre, dehors, restait caché.
En s’assoupissant, elle cru voir les deux lueurs de la veille, braquées sur elle depuis l’obscurité. Tapi dans le noir, un visage retourné attendait peut-être son heure. Elle avait éteint la lumière, mais cela suffisait-il à tromper une créature de la nuit ?
Non. Il l'avait vue.
8
Le jour d’après, ce fut la sœur de M.
La nuit était déjà tombée, et l’heure du dîner était passée. L’adolescente était d’abord en retard, comme toujours, elle trainait chez ses amies. Puis on appela, plusieurs fois, sur son portable.
On contacta les amies, qui l’avaient vue partir de chez elles. Enfin, on appela la police.
Ils ne trouvèrent rien.
7
Au matin, un sans-abri se rendit au commissariat dès qu’il entendit parler de cette disparition à la radio. Il avait vu une fille emportée par le Retourneur. On l’accueillit au chaud, on lui offrit un café, et on lui demanda une description. Plein de conviction, il parla d’une ado au long manteau rouge, avec une écharpe blanche.
La sœur de M ne possédait rien de tout ça.
Il mentait, cela l’attristait, mais ça valait bien une demi-heure passée au chaud. On le remercia poliment, et il repartit.
Ce n’était probablement qu’une fugue. C’était une enfant difficile. Elle reviendrait bientôt.
6
Elle ne revint pas.
Deux jeunes, encore éméchés de leur soirée, vinrent au commissariat le lendemain matin, et déclarèrent avoir vu le monstre traverser la rue devant eux. On pensa à une blague. On fut agacé. On prit la déposition sans vraiment y croire, et on les raccompagna dehors quand l’un d’eux vomit dans une corbeille à papier. Ils juraient dire la vérité, bien sûr.
M. vit elle aussi une ombre passer, toujours sous sa fenêtre. Cette chose avait pris sa sœur. Sa détestable sœur, qui n’avait de cesse de se moquer d’elle. Depuis, l’appartement était devenu un cloître angoissé, habité des larmes de la mère, des questions de la police et de la nervosité du père, et M. avait dû rester enfermée dans sa chambre toute la journée.
En pleine nuit, hagarde, confuse, et seule, elle écoutait la voix qui chantait, en face, et priait pour qu’elle la protège contre celui en qui personne ne croyait.
5
Le soir suivant, une patrouille de police entendit du bruit. Quelque chose bougeait violemment dans l’ombre d’un parc, où deux formes noires se tordaient. Un homme gémissait de douleur. Il y eu un avertissement, puis un tir de sommation, et une forme indistincte, mais rapide, fuit les lieux sans qu’on puisse la suivre.
Il paraît que toutes les articulations de la victime étaient retournées dans le mauvais sens. Seul son cou n’était qu’à moitié tordu. Le pauvre vivait encore.
Plongé dans le coma, il mourut le soir même. C'était l'un des jeunes témoins de la veille.
4
Dès le matin suivant, il fut décidé que M. irait chez sa grand-mère pendant quelques temps. Son père l’accompagnerait : la vieille et sa belle-fille se détestaient.
M. ne partageait rien avec sa mère, sauf cette haine féroce contre la sorcière obèse et méchante qui allait l’accueillir. C’était la seule grand-mère qu’elle avait, mais elle aurait préféré n’en avoir aucune. C’était elle qui l’avait surnommée ‘la Carpe’ en premier. Et elle n’avait d’yeux que pour la sœur de M.
La vieille femme pleurait quand elle leur ouvrit la porte.
- Ma pauvre chérie ! J’espère si fort qu’il ne lui est rien arrivé…
M. s’assit dans un coin et fuit le regard de la vieille femme. Deux yeux fous étaient braqués sur elle pendant que son père parlait de l’avancement des recherches. Deux yeux cruels qui ne la quittaient pas, et qui disaient :
C’aurait dû être toi.
Le soir tomba, et la vieille femme supplia son fils de rester dormir chez elle.
- Je suis tellement morte d’inquiétude, mon chéri, j’ai besoin de quelqu’un avec qui parler. Appelle ta femme, je t’en prie, elle comprendra. Oh, ma petite fille, pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur elle ?
Tout le monde semblait oublier que M. était muette, mais pas sourde.
Elle dormit dans la même chambre que son père, mais cela ne suffisait pas à la rassurer. Elle écoutait la pluie tomber, épiait les ténèbres, sentait la menace peser sur elle, mais n’entendait aucun chant qui puisse la protéger. M. était sans défense. L’homme à ses côtés portait son sang, mais n’était pour elle qu’un inconnu de plus, une présence qui la tolérait, faute de mieux. Ici, elle était cernée par le Mal.
3
La fillette fut réveillée par la voix de son père, et qui marchait en tous sens au rez-de-chaussée. Le soleil se levait déjà, et elle avait dormi d’un sommeil sans rêve, alors elle n’eut pas peur tout de suite. Elle fut seulement intriguée. Quand elle eut finit de descendre les escaliers, son père avait raccroché le téléphone, et vint s’agenouiller à côté de M.
- Il faut que je rentre voir maman, d’accord ? Tu restes avec mamie, je reviendrai ce soir. Surtout tu es sage, compris ?
M. fit ‘oui’ de la tête. Elle aurait voulu dire à son père qu’elle avait peur, qu’elle détestait mamie, qu’elle avait compris que quelque chose était arrivé à sa mère, mais lui ne savait pas signer. Il se contenta de la regarder, les yeux chargés de larmes, peut-être parce que celles qu’il aimait avaient disparu, ou peut-être parce qu’il se doutait que sa fille voulait dire quelque chose, mais que c’était vain. Il ne pouvait pas comprendre.
Il déposa un rapide baiser sur le front de la petite, un autre sur la joue de la grand-mère, qui était assise dans la cuisine sans rien dire, et il partit.
M. regarda la porte pendant de longues minutes, souhaitant peut-être qu’elle s’ouvre et que ce père absent revienne la chercher. Tout était silencieux, alors la petite rejouait dans sa tête la chanson de l’ange, espérant que tout irait mieux, très bientôt.
- Tu vas rester plantée là toute la journée ?
Dans le regard de la vieille femme, un torrent de dégoût se déversait sur M. La petite voulait se retenir de pleurer, parce qu’elle savait ce qu’elle allait lui dire, mais elle ne put empêcher les larmes de couler.
- Ta mère est morte, la Carpe. Alors écoute-moi bien : tu ne vas pas causer à mon fils plus de problèmes qu’il n’en a déjà, tu as compris ? Tu vas rester dans ta chambre, et tu n’en bougeras pas jusqu’à ce soir ! File !
M. courut jusqu’à l’étage, et se réfugia dans le lit encore chaud. Rabattant la couverture au-dessus d’elle, serrant ses mains contre ses oreilles pour ne plus rien entendre au monde qui l’entourait, et se répétait inlassablement la mélodie qui allait, forcément, la sauver.
Elle finit toutefois par s’endormir. Elle se rêva dans sa chambre, sa vraie chambre, la voix de l’ange traversant doucement le mur, et traînant la monstrueuse vieille femme jusqu’au repère du Retourneur, tandis qu’en échange sa mère en sortait saine et sauve, et enfin, aimante de sa fille cadette, et la voix les transporterait alors toutes deux vers des terres bien plus belles, et bien plus paisibles.
2
A nouveau, il y eut du bruit en bas, et M. sortit de sa torpeur pour se retrouver dans le noir.
C’était le beau milieu de la nuit, mais son père n’était pas venu la chercher.
Elle attendit quelques instants que les bruits se fassent à nouveau entendre, mais il n’y eut rien. M. alluma la lampe de chevet, et osa s’aventurer dans le couloir, les yeux toujours embués de sommeil et de larmes, sa tristesse inhibant sa peur.
Rien ne bougeait dans la maison, mais une porte était ouverte. La chambre de la grand-mère. M. s’approcha lentement, et vit la forme massive et obscène tordue sur le lit, et les draps ruisselant de sang.
Le Retourneur n’avait pas emporté cette victime. Il l’avait tuée, mais ne l’avais pas jugée digne d’être ramenée jusqu’en son antre.
M. ne pouvait crier, cependant elle plaqua les deux mains sur sa bouche pour ne pas qu’on entende ses sanglots.
Le monstre était parti. Tout ce qu’il restait dans cette maison, c’était l’odeur de la mort, et cette immense mare écarlate.
M. se précipita jusqu’à sa chambre pour mettre son pull et son manteau, enfila ses bottes, et sans réfléchir, car réfléchir aurait laissé place à la terreur, elle alla dans le garage prendre le vélo de sa sœur.
La petite parvint tant bien que mal à ouvrir la grande porte métallique, et pédala de toutes ses forces pour s’éloigner de cette maison maudite, rentrer chez elle, auprès de son père et de la voix de l’ange.
1
Le trajet était long, mais hélas, M. le connaissait par cœur. Elle pensait aux innombrables fois où ses parents l’avaient emmenée jusque dans cette villa maudite. Maintenant, chaque seconde l’en éloignait, et ironie du sort, c'était grâce au splendide vélo que mamie avait offert à sa sœur pour ses dix ans, et que la petite peste n’avait presque jamais monté. Pour les dix ans de M., l’an dernier, la vieille ne lui avait offert qu’un serre-tête ridicule. M. continuait de pleurer à ce souvenir et à bien d’autres, car cette époque horrible était révolue, emportée par la mort et le Retourneur.
A plusieurs reprises, elle crut apercevoir le monstre. Peut-être était-ce un piège qu’il lui avait tendu ? Peut-être l’attraperait-il au détour d’un virage, avant de lui faire connaître le même sort qu’aux autres ?
Mais non, elle arriva saine et sauve. M. courut à l’intérieur de l’immeuble, monta les marches jusqu’au premier, et ralentit quand elle vit, ouverte, la porte de l’appartement familial.
A nouveau, elle guetta un bruit, et il n’y en eu pas. Ici aussi régnait une odeur de mort, et un silence étouffant seulement rompu par la respiration de la fillette, exténuée et morte de froid.
M. approcha de la porte entrouverte, et la poussa pour regarder dans le salon de son appartement. Du sang, si sombre qu’il en semblait noir, maculait la pièce, mais un seul corps, désarticulé, gisait au sol. Elle reconnu un uniforme de police.
Ses parents n’étaient plus là. Elle n’avait pas besoin de rentrer dans ce lieu de massacre pour le savoir. Elle regarda le couloir faiblement éclairé et désespérément désert, comme si ce carnage avait eu lieu sans que personne ne s’en rende compte.
Elle recula, puis se tourna vers la demeure de l’ange. Aussitôt, sa voix douce et réconfortante se fit entendre. M. saisit la poignée de la porte, et celle-ci s’ouvrit sans effort.
Elle entra.
0
Ils étaient tous là, et le Retourneur était parmi eux. Alors elle compris.
M. s’avança, observant ses sœur, père et mère, retournés par le monstre, modelés à son image.
La créature vint à elle, ses membres articulés dans le mauvais sens se mouvant comme les pattes d’une énorme araignée, sa longue chevelure brune traînant au sol alors qu’au dessus de ses yeux, au dessus de son nez, une bouche étonnamment délicate chantait la mélodie de l’ange.
Dressé sur ses coudes renversés, la chose tendit la main et effleura la joue de M. avec une délicatesse que l’enfant n’avait jamais connue. Le Retourneur cessa de chanter, et l’ange parla :
- Tu es en sécurité avec moi.
M. regarda les cadavres de ces êtres qui n’avaient jamais su l’accepter, et aima ce que la créature en avait fait. Une nouvelle famille, inversée, aussi aimante qu’elle avait été cruelle, aussi tolérante qu’elle avait été intransigeante.
- Je les ai tournés. Ils sont comme nous désormais. Différents.
Le Retourneur caressait tendrement les cheveux de M. Ensemble, ils seraient en paix. La petite le regarda à nouveau, fascinée par ses superbes yeux noirs, et ne vit plus que l'ange.
- Veux-tu tourner avec moi?
- Oui.
Alors l'ange saisit le visage de Matilda entre ses mains, et elle tourna, tourna, tourna...
- Novembre 2012
(14 887 signes)
10
Heureusement qu’elle s’était remise à chanter. C’est ce qui éloignait le mal.
M. l’avait vu par la fenêtre de sa chambre. Il avait glissé comme une ombre entre le local électrique et l’arbre qui jouxtaient le parking de l’immeuble, puis il était resté là, sans bouger. Peut-être la regardait-il ? Deux minuscules lueurs semblaient briller dans le noir, cela devait être ses yeux. M. avait éteint les lumières, et était allée chercher sa grande sœur, pour le lui montrer.
L’adolescente glapit de surprise quand M. vint la réveiller.
- Mais qu’est-ce qui te prend encore ? J’en ai marre que tu me réveilles au milieu de la nuit à cause de tes cauchemars ! S’énerva-t-elle à voix basse, pour ne pas éveiller les parents. La petite recula instinctivement.
M. signa qu’elle avait à nouveau vu le monstre, et qu’il attendait là, en bas, tout près. En levant les yeux au ciel, sa grande sœur la suivit jusqu’à la fenêtre, et regarda ce que montrait la gamine, caché derrière l’arbre.
Dans les formes sombres et torturées qui s’étiraient entre les feuilles du platane, la sœur ne vit que des branches, alors que M. y reconnaissait les pattes du Retourneur. Dans les deux éclats brillants qui venaient des pupilles du monstre, l’adolescente ne vit que des reflets, peut-être, du lampadaire sur des feuilles. Il pleuvait, et l’eau rendait tout plus brillant et plus froid que d’habitude.
M. était gelée. Sa sœur pesta – Retourne te coucher, la Carpe, et ne me réveille plus ou j’t’en fous une – et l’enfant rejoignit son lit. Grelottant de froid comme de peur dans ses couvertures, elle colla son oreille contre le mur, et attendit.
Bientôt, derrière le murmure du couloir, se fit entendre le chant, et les peurs de M. se calmèrent. La beauté et la douceur de cette voix, ce talent qu’elle n’aurait jamais, ne la frustraient pas, mais la réconfortaient. Elle se disait que son propre handicap n’était, au fond, qu’un petit sacrifice, consenti pour que l’une détienne la voix d’un ange, et que l’autre l’écoute, et apprécie sa beauté à sa juste valeur.
Sa sœur n’entendait jamais rien. Seule M. comprenait. Même si elle n’avait jamais vu à qui appartenait cette voix, elle savait qu’un jour, elle taperait à la porte d’en face, et que quelques mots de l’ange qui y résidait la libéreraient enfin. Libre. Libre du royaume de haine qu’était devenu sa famille, libre du mépris des autres, libre de la différence, et libre de cette chose qui rôdait, là, devant chez elle.
9
Le lendemain passa comme un éclair.
C’était l’automne. Peu de lumière se fit, quelques gouttes tombèrent, beaucoup de feuilles finirent au sol. Et deux vies supplémentaires s’éteignirent.
On n’avait pas retrouvé de corps. D’habitude, on parlait de disparition, et des disparitions, il y en avait beaucoup depuis quelques temps. Plusieurs fois, il y avait eu des témoins, des sans-abris surtout. C’était de leurs récits qu’était née la légende du Retourneur. Mais c’était aussi là qu’elle était censée s’arrêter : la peur était une chose, la réalité en était une autre. Et si les légendes alimentent la peur, le crime n’est commis que par des monstres ordinaires.
- Ces gens sont fous, dit le père de M. L’un d’entre eux parle d’un monstre, et tous les autres suivent le filon pour faire leurs intéressants ! C’est lamentable…
Ce soir-là, M. guetta longuement par la fenêtre, mais ne vit rien. Elle écouta les bruits du couloir, mais n’entendit rien. En silence, la peur reprenait le dessus, à mesure que l’ange qui habitait en face tardait à chanter, et que le monstre, dehors, restait caché.
En s’assoupissant, elle cru voir les deux lueurs de la veille, braquées sur elle depuis l’obscurité. Tapi dans le noir, un visage retourné attendait peut-être son heure. Elle avait éteint la lumière, mais cela suffisait-il à tromper une créature de la nuit ?
Non. Il l’avait vue.
8
Le jour d’après, ce fut la sœur de M.
La nuit était déjà tombée, et l’heure du dîner était passée. L’adolescente était d’abord en retard, comme toujours, elle trainait chez ses amies. Puis on appela, plusieurs fois, sur son portable. On contacta les amies, qui l’avaient vue partir de chez elles. Enfin, on appela la police.
Ils ne trouvèrent rien.
7
Au matin, un sans-abri se rendit au commissariat dès qu’il entendit parler de cette disparition à la radio. Il avait vu une fille emportée par le Retourneur. On l’accueillit au chaud, on lui offrit un café, et on lui demanda une description. Plein de conviction, il parla d’une ado au long manteau rouge, avec une écharpe blanche.
La sœur de M ne possédait rien de tout ça.
Il mentait, cela l’attristait, mais ça valait bien une demi-heure passée au chaud. On le remercia poliment, et il repartit.
Ce n’était probablement qu’une fugue. C’était une enfant difficile. Elle reviendrait bientôt.
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Elle ne revint pas.
Deux jeunes, encore éméchés de leur soirée, vinrent au commissariat le lendemain matin, et déclarèrent avoir vu le monstre traverser la rue devant eux. On pensa à une blague. On fut agacé. On prit la déposition sans vraiment y croire, et on les raccompagna dehors quand l’un d’eux vomit dans une corbeille à papier. Ils juraient dire la vérité, bien sûr.
M. vit elle aussi une ombre passer, toujours sous sa fenêtre. Cette chose avait pris sa sœur. Sa détestable sœur, qui n’avait de cesse de se moquer d’elle. Depuis, l’appartement était devenu un cloître angoissé, habité des larmes de la mère, des questions de la police et de la nervosité du père, et M. avait dû rester enfermée dans sa chambre toute la journée.
En pleine nuit, hagarde, confuse, et seule, elle écoutait la voix qui chantait, en face, et priait pour qu’elle la protège contre celui en qui personne ne croyait.
5
Le soir suivant, une patrouille de police entendit du bruit. Quelque chose bougeait violemment dans l’ombre d’un parc, où deux formes noires se tordaient. Un homme gémissait de douleur. Il y eu un avertissement, puis un tir de sommation, et une forme indistincte, mais rapide, fuit les lieux sans qu’on puisse la suivre.
Il paraît que toutes les articulations de la victime étaient retournées dans le mauvais sens. Seul son cou n’était qu’à moitié tordu. Le pauvre vivait encore.
Plongé dans le coma, il mourut le soir même. C’était l’un des jeunes témoins de la veille.
4
Dès le matin suivant, il fut décidé que M. irait chez sa grand-mère pendant quelques temps. Son père l’accompagnerait : la vieille et sa belle-fille se détestaient.
M. ne partageait rien avec sa mère, sauf cette haine féroce contre la sorcière obèse et méchante qui allait l’accueillir. C’était la seule grand-mère qu’elle avait, mais elle aurait préféré n’en avoir aucune. C’était elle qui l’avait surnommée ‘la Carpe’ en premier. Et elle n’avait d’yeux que pour la sœur de M.
La vieille femme pleurait quand elle leur ouvrit la porte.
- Ma pauvre chérie ! J’espère si fort qu’il ne lui est rien arrivé…
M. s’assit dans un coin et fuit le regard de la vieille femme. Deux yeux fous étaient braqués sur elle pendant que son père parlait de l’avancement des recherches. Deux yeux cruels qui ne la quittaient pas, et qui disaient :
C’aurait dû être toi.
Le soir tomba, et la vieille femme supplia son fils de rester dormir chez elle.
- Je suis tellement morte d’inquiétude, mon chéri, j’ai besoin de quelqu’un avec qui parler. Appelle ta femme, je t’en prie, elle comprendra. Oh, ma petite fille, pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur elle ?
Tout le monde semblait oublier que M. était muette, mais pas sourde.
Elle dormit dans la même chambre que son père, mais cela ne suffisait pas à la rassurer. Elle écoutait la pluie tomber, épiait les ténèbres, sentait la menace peser sur elle, mais n’entendait aucun chant qui puisse la protéger. M. était sans défense. L’homme à ses côtés portait son sang, mais n’était pour elle qu’un inconnu de plus, une présence qui la tolérait, faute de mieux. Ici, elle était cernée par le Mal.
3
La fillette fut réveillée par la voix de son père, et qui marchait en tous sens au rez-de-chaussée. Le soleil se levait déjà, et elle avait dormi d’un sommeil sans rêve, alors elle n’eut pas peur tout de suite. Elle fut seulement intriguée. Quand elle eut finit de descendre les escaliers, son père avait raccroché le téléphone, et vint s’agenouiller à côté de M.
- Il faut que je rentre voir maman, d’accord ? Tu restes avec mamie, je reviendrai ce soir. Surtout tu es sage, compris ?
M. fit ‘oui’ de la tête. Elle aurait voulu dire à son père qu’elle avait peur, qu’elle détestait mamie, qu’elle avait compris que quelque chose était arrivé à sa mère, mais lui ne savait pas signer. Il se contenta de la regarder, les yeux chargés de larmes, peut-être parce que celles qu’il aimait avaient disparu, ou peut-être parce qu’il se doutait que sa fille voulait dire quelque chose, mais que c’était vain. Il ne pouvait pas comprendre.
Il déposa un rapide baiser sur le front de la petite, un autre sur la joue de la grand-mère, qui était assise dans la cuisine sans rien dire, et il partit.
M. regarda la porte pendant de longues minutes, souhaitant peut-être qu’elle s’ouvre et que ce père absent revienne la chercher. Tout était silencieux, alors la petite rejouait dans sa tête la chanson de l’ange, espérant que tout irait mieux, très bientôt.
- Tu vas rester plantée là toute la journée ?
Dans le regard de la vieille femme, un torrent de dégoût se déversait sur M. La petite voulait se retenir de pleurer, parce qu’elle savait ce qu’elle allait lui dire, mais elle ne put empêcher les larmes de couler.
- Ta mère est morte, la Carpe. Alors écoute-moi bien : tu ne vas pas causer à mon fils plus de problèmes qu’il n’en a déjà, tu as compris ? Tu vas rester dans ta chambre, et tu n’en bougeras pas jusqu’à ce soir ! File !
M. courut jusqu’à l’étage, et se réfugia dans le lit encore chaud. Rabattant la couverture au-dessus d’elle, serrant ses mains contre ses oreilles pour ne plus rien entendre au monde qui l’entourait, elle se répétait inlassablement la mélodie qui allait, forcément, la sauver.
Elle finit toutefois par s’endormir. Elle se rêva dans sa chambre, sa vraie chambre, la voix de l’ange traversant doucement le mur, et traînant la monstrueuse vieille femme jusqu’au repère du Retourneur, tandis qu’en échange sa mère en sortait saine et sauve, et enfin, aimante de sa fille cadette, et la voix les transporterait alors toutes deux vers des terres bien plus belles, et bien plus paisibles.
2
A nouveau, il y eut du bruit en bas, et M. sortit de sa torpeur pour se retrouver dans le noir.
C’était le beau milieu de la nuit, mais son père n’était pas venu la chercher.
Elle attendit quelques instants que les bruits se fassent à nouveau entendre, mais il n’y eut rien. M. alluma la lampe de chevet, et osa s’aventurer dans le couloir, les yeux toujours embués de sommeil et de larmes, sa tristesse inhibant sa peur.
Rien ne bougeait dans la maison, mais une porte était ouverte. La chambre de la grand-mère. M. s’approcha lentement, et vit la forme massive et obscène tordue sur le lit, et les draps ruisselant de sang.
Le Retourneur n’avait pas emporté cette victime. Il l’avait tuée, mais ne l’avais pas jugée digne d’être ramenée jusqu’en son antre.
M. ne pouvait crier, cependant elle plaqua les deux mains sur sa bouche pour ne pas qu’on entende ses sanglots.
Le monstre était parti. Tout ce qu’il restait dans cette maison, c’était l’odeur de la mort, et cette immense mare écarlate.
M. se précipita jusqu’à sa chambre pour mettre son pull et son manteau, enfila ses bottes, et sans réfléchir, car réfléchir aurait laissé place à la terreur, elle alla dans le garage prendre le vélo de sa sœur.
La petite parvint tant bien que mal à ouvrir la grande porte métallique, et pédala de toutes ses forces pour s’éloigner de cette maison maudite, rentrer chez elle, auprès de son père et de la voix de l’ange.
1
Le trajet était long, mais hélas, M. le connaissait par cœur. Elle pensait aux innombrables fois où ses parents l’avaient emmenée jusque dans cette villa maudite. Maintenant, chaque seconde l’en éloignait, et ironie du sort, il s’agissait du splendide vélo que mamie avait offert à sa sœur pour ses dix ans, et que la petite peste n’avait presque jamais monté. Pour les dix ans de M., l’an dernier, la vieille ne lui avait offert qu’un serre-tête ridicule. M. continuait de pleurer à ce souvenir et à bien d’autres, car cette époque horrible était révolue, emportée par la mort et le Retourneur.
A plusieurs reprises, elle crut apercevoir le monstre. Peut-être était-ce un piège qu’il lui avait tendu ? Peut-être l’attraperait-il au détour d’un virage, avant de lui faire connaître le même sort qu’aux autres ?
Mais non, elle arriva saine et sauve. M. courut à l’intérieur de l’immeuble, monta les marches jusqu’au premier, et ralentit quand elle vit, ouverte, la porte de l’appartement familial.
A nouveau, elle guetta un bruit, et il n’y en eu pas. Ici aussi régnait une odeur de mort, et un silence étouffant seulement rompu par la respiration de la fillette, exténuée et morte de froid.
M. approcha de la porte entrouverte, et la poussa pour regarder dans le salon de son appartement. Du sang, si sombre qu’il en semblait noir, maculait la pièce, mais un seul corps, désarticulé, gisait au sol. Elle reconnu un uniforme de police.
Ses parents n’étaient plus là. Elle n’avait pas besoin de rentrer dans ce lieu de massacre pour le savoir. Elle regarda le couloir faiblement éclairé et désespérément désert, comme si ce carnage avait eu lieu sans que personne ne s’en rende compte.
Elle recula, puis se tourna vers la demeure de l’ange. Aussitôt, sa voix douce et réconfortante se fit entendre. M. saisit la poignée de la porte, et celle-ci s’ouvrit sans effort.
Elle entra.
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Ils étaient tous là, et le Retourneur était parmi eux. Alors elle compris.
M. s’avança, observant ses sœur, père et mère, retournés par le monstre, modelés à son image.
La créature vint à elle, ses membres articulés dans le mauvais sens se mouvant comme les pattes d’une énorme araignée, sa longue chevelure brune traînant au sol alors qu’au dessus de ses yeux, au dessus de son nez, une bouche étonnamment délicate chantait la mélodie de l’ange.
Dressé sur ses coudes renversés, la chose tendit la main et effleura la joue de M. avec une délicatesse que l’enfant n’avait jamais connue. Le Retourneur cessa de chanter, et l’ange parla :
- Tu es en sécurité avec moi.
M. regarda les cadavres de ces êtres qui n’avaient jamais su l’accepter, et aima ce que la créature en avait fait. Une nouvelle famille, inversée, aussi aimante qu’elle avait été cruelle, aussi tolérante qu’elle avait été intransigeante.
- Je les ai tournés. Ils sont comme nous désormais. Différents.
Le Retourneur caressait tendrement les cheveux de M. Ensemble, ils seraient en paix. La petite le regarda à nouveau, fascinée par ses superbes yeux noirs, et ne vit plus que l’ange.
- Veux-tu tourner avec moi ?
- Oui.
Alors l’ange saisit le visage de Matilda entre ses mains, et elle tourna, tourna, tourna…
Petites remarques :
· Il y a presque 12 ans ·1.Pour les lignes qui tendent à disparaitre en fin de page, alterner entre l'option 'Voir la page' et 'Lire', les lignes disparaissant sur l'une peuvent apparaitre sur l'autre.
2.L'éditeur de texte du site compte plusieurs caractères d'un coup dès qu'on utilise des accents, apostrophes... Donc oui, ce texte rentre bien dans la fourchette 10000/15000 signes voulue par le concours !
J'imagine que ces problèmes sont connus, mais bon ça ne fait pas de mal de re-préciser tout ça ! Un peu lourdingue la programmation chez W<3W :)
sean-wild