Les dents blanches

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Les Dents blanches

Par Natacha Sardou

            Tout le monde connaît depuis quelques mois ces affiches publicitaires qui s’étalent dans toutes les villes de France en 3 mètres sur 4, dans les métros et sur les bus. Celles où une magnifique jeune femme sourit à pleines dents avec ce slogan « Illuminez la ville avec Lumidentyl ». La marque de dentifrice n’a pas lésiné sur le commercial, déclinant le slogan sous toutes ses formes, affiches, journaux, télévision, radio. Elle était apparue comme un champignon au lendemain d’un jour de pluie. Il y a un an encore, elle n’existait pas. Son premier coup d’éclat, alors que la marque n’en était encore qu’à un lancement régional, avait été de recruter son mannequin vedette par un grand concours du plus beau sourire. Pas question de faire venir une mannequin connue de l’étranger, il fallait un visage neuf, ou plutôt un sourire neuf. L’idée était d’élire une jeune fille avec un magnifique sourire mais des dents d’une couleur terne ou neutre. Et, après utilisation de Lumidentyl pendant plusieurs mois, de prouver que ses dents étaient devenues plus blanches, caution d’huissier à l’appui.

Des milliers de jeunes filles participèrent au concours. La seule condition était une belle dentition et un beau sourire. La grande gagnante, Stéphanie Silvas, une étudiante de vingt-deux ans en histoire de l’art, venait de Tours. Elle avait une plastique parfaite, mais sa petite taille l’avait empêchée de la valoriser en tant que mannequin. Elle avait aussi effectivement un sourire magnifique et naturel, des dents parfaitement alignées, mais d’une teinte banale. On médiatisa l’expérience. Pendant six mois, elle s’engagea à se brosser les dents matin, midi et soir avec Lumidentyl, sans avoir recours à une quelconque opération de blanchiment chez le dentiste. La marque de son côté assurait qu’elle lancerait sa campagne publicitaire avec la jeune fille au bout de six mois d’essai, sans aucune retouche par ordinateur. Lorsque les premières affiches apparurent, on découvrit un résultat spectaculaire. L’immaculée blancheur des dents de Stéphanie ne faisait aucun doute. Les ventes de Lumidentyl s’envolèrent et on ne parla plus que du coup commercial que la marque avait réussi. Stéphanie signa un contrat de deux ans comme mannequin vedette de Lumidentyl et quitta l’université. L’entrée en bourse de la marque fut le deuxième fait économique marquant de l’année après la hausse spectaculaire du prix du pétrole. On s’interrogea beaucoup sur cette marque qui avait explosé en moins d’un an, avec sa formule miracle brevetée. Apparemment, une seule femme était à la tête de cette réussite, mais elle s’entourait de secret et personne ne savait qui elle était ni quel était le secret du meilleur dentifrice blancheur jamais vendu.

Stéphanie déménagea à Paris pour être plus proche de ses obligations. Les représentants de Lumidentyl la sollicitaient énormément, pour des tournées promotionnelles, de nouvelles photos, des apparitions dans des galas, des défilés. C’était une vie de Miss France haut de gamme. Et évidemment, elle continuait à se brosser les dents trois fois par jour avec Lumidentyl, copiée en cela à présent par des dizaines de milliers de concitoyens. La jeune fille se plut à cette vie pendant un moment, mais au bout de quelques mois, la fatigue sembla la gagner. Ses amis notèrent une perte d’appétit, elle s’amaigrit un peu et devenait irritable. Elle mit cela sur le compte du rythme effréné qu’on lui imposait et demanda des vacances. Lumidentyl accepta de lui laisser deux semaines. Elle partit rejoindre sa famille une semaine à Tours puis s’octroya une autre semaine en Guadeloupe pour se requinquer. Tout le monde la reconnaissait dans la rue et lui souriait partout où elle allait. Elle avait parfois l’impression d’être le sauveur de l’humanité ; tout ça pour son joli sourire.

Mais les deux semaines ne suffirent pas à la remettre d’aplomb. Son retour à Paris la trouva plus maussade et irritable encore qu’avant son départ. Un médecin lui diagnostiqua une dépression due à un trop grand changement de vie et la mit sous antidépresseurs. La marque s’ingénia à cacher ce fait au public. Stéphanie arrivait à garder le contrôle pendant ses moments de représentation, mais ne se contenait plus que difficilement dans les coulisses avant et après ses apparitions. Elle se coupa complètement de ses amis. Elle fréquentait un photographe de mode, Richard, rien de bien sérieux de son côté, mais lui était fou d’elle et de son sourire. C’est lui qui l’avait prise en photo pour sa première campagne, et il était devenu le photographe attitré de la marque et donc celui de Stéphanie. Il avait été son repère pendant ces mois de tournée à travers toute la France. Les représentants de Lumidentyl, eux, n’intervenaient que pour lui donner ses rendez-vous, la placer là ou là, sans autres explications.

Un jour, elle appela Richard et lui annonça qu’elle le quittait. Il alla la voir pour s’expliquer de vive voix et la trouva dans un état proche de l’hystérie. Elle avait cassé plusieurs objets dans son appartement et, lorsqu’elle le vit, se mit à hurler que tout était de sa faute. Il ne put pas la calmer et dut quitter l’appartement pour éviter d’être blessé par les objets qu’elle envoyait dans toute la pièce.

Il prit sur lui d’alerter la marque et sa famille. Il ne comprenait pas cet accès de démence. Il s’était bien rendu compte de ses changements d’état, de sa nervosité et de son impatience grandissantes, mais ne s’attendait certainement pas à un tel déferlement de fureur. Les parents de Stéphanie arrivèrent dans l’après-midi et allèrent voir leur fille. Ils trouvèrent porte close. Elle ne répondit pas non plus à leurs appels. Ils allèrent au siège social de Lumidentyl avec Richard pour essayer de trouver des explications. Deux hommes au look de commerciaux les reçurent et les assurèrent que Stéphanie allait très bien. Elle était passée les voir pour leur parler de sa fatigue et ils lui avaient proposé de se retirer une semaine dans un centre de repos privé payé par la marque. Mais les règles du centre étaient strictes, aucune visite pendant une semaine. Les parents se sentirent rassurés, Richard un peu moins. Il aurait aimé la voir au moins une fois, revoir son beau sourire pour être apaisé. Il commençait à trouver ce sourire dans la rue, dans des visages inconnus qui utilisaient depuis quelques mois déjà Lumidentyl, mais celui de Stéphane était vraiment unique, et c’est pour ça qu’elle avait gagné le concours. Il dut cependant ronger son frein, la marque n’ayant pas voulu lui communiquer l’adresse du centre.

La troisième nuit qui suivit cette hospitalisation secrète, il fut réveillé par quelqu’un qui frappait à sa porte et il entendit la voix de Stéphanie. Il lui ouvrit immédiatement et se retrouva face à une vision d’horreur. Elle était échevelée et égratignée, ses mains saignaient à l’endroit des ongles qui semblaient avoir été arrachés. Elle respirait avec difficulté. Il voulut la prendre dans ses bras pour la faire asseoir, mais elle le repoussa.

« Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

- Tout ça c’est votre faute ! On me prend pour une folle ! On veut m’enfermer ! Mais je me suis enfuie. Vous n’allez pas arriver à m’enfermer ! »

Stéphanie hurlait et ne se laissait pas approcher. Richard voulut fermer la porte pour la bloquer dans l’appartement mais elle s’interposa. Elle respirait toujours difficilement, avec une sorte de sifflement, elle avait l’air hagard. Il ne savait pas quoi faire. Visiblement elle était dans une sorte de transe complètement démente, et il ne comprenait rien à ce qu’elle racontait.

« Mais vous n’allez pas réussir à m’attraper et à m’enfermer à nouveau !

- Stéphanie, calme-toi, je t’en prie, c’est moi, Richard.

- "C’est moi, Richard". T’es comme les autres ! Souris Stéphanie, brosse-toi les dents Stéphanie ! Souris Stéphanie ! Fais risette Stéphanie ! Montre tes dents blanches Stéphanie ! »

Et elle se mit à hurler comme un animal. Puis elle poussa violemment Richard et partit en courant. Il n’arriva pas à la rattraper. Il appela immédiatement ses parents pour les prévenir. Ils étaient restés à Paris pour la semaine, pour voir leur fille à sa sortie de cure de repos. Ils se retrouvèrent devant chez elle, mais elle n’était pas rentrée. Ils appelèrent les responsables de Lumidentyl qui n’avaient pas plus d’informations. Ils finirent par aller trouver la police et déposer un avis de recherche. Richard rentra chez lui au cas où elle penserait à y retourner, ses parents allèrent chez elle. Mais il eut beau veiller, rien ne se passa pendant la nuit. Il finit par s’endormir au petit matin. Il fut réveillé par un coup de fil de la police. On avait retrouvé Stéphanie, morte, dans une ruelle.

Avec ses parents, il alla voir le cadavre à la morgue. Ce qu’il vit le laissa sans voix. Stéphanie était dans l’état où elle s’était enfuie de chez lui, mais ses mains… Elles étaient à moitié mangées, il ne restait plus qu’une partie des phalanges. C’est l’hémorragie qui avait causé la mort. Et le plus horrible, c’était sa bouche, sa bouche qui s’ouvrait grand sur ses belles dents en un rictus effroyable qui ressemblait à un rire, mais ses dents n’étaient plus blanches, elles étaient couvertes de sang. Le médecin légiste leur expliqua que, dans son accès de démence, Stéphanie avait commencé à s’auto-dévorer.

La mort de Stéphanie fut passée sous silence, Lumidentyl avait suffisamment travaillé ses relations haut placées pendant un an pour obtenir cette omerta. Peu de temps après, la marque retira progressivement le dentifrice du marché, invoquant une faillite. Personne ne remarqua que, parallèlement, le nombre d’agressions et de troubles du comportement commença à diminuer, après avoir atteint un pic record sur ces quelques derniers mois.

Seules quelques personnes - les chercheurs qui ont travaillé sur le produit et les dirigeants, il n’y a jamais eu d’ailleurs de mystérieuse patronne de Lumidentyl, juste un consortium de messieurs en costume - savent que le dentifrice a été commercialisé alors que les tests de réactivité n’étaient pas encore au point. On avait dénombré un nombre important de souris de laboratoire qui, après avoir ingéré des doses massives de ce dentifrice à la nouvelle formule miracle, avaient développé des lésions cérébrales irréversibles qui les avaient rendues nerveuses, hyperactives et incontrôlables, cette nervosité les entraînant même à se dévorer les membres. Mais la machine commerciale était lancée, et puis ingérer du dentifrice à haute dose et se laver les dents avec, ce n’est pas la même chose ; et une souris n’est pas un être humain…

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