L'abandon

stankey_lubric

Les mots effleurent l'imagination, dessinant les images de vos propres perceptions.

Assise à cette table depuis un moment déjà, elle ne semblait plus rien attendre qui la surprenne.

Plus depuis de nombreuses années, en fait.

Loin d'être à l'affut, ce qui allait se passer quelques instants plus tard relevait d'un mystère, qu'au fond, elle ne désirerait jamais sonder.

En attendant, elle était là, à cette terrasse de bistrot, baignée par le soleil de Montmartre qui en ces derniers jours de septembre, s'amusait à caresser sa peau.

Glissant librement le long de ses jambes, ondulant paresseusement autour de ses poignets, serpentant sur son corps et embrassant chacun de ses plis.

L'agréable chaleur contrastant parfaitement avec la fraîcheur du verre de vin que le garçon venait de lui apporter.

En le portant à sa bouche, elle fut parcourue d'un frisson.

 

 

Ainsi, Chantal ne semblait pas préoccupée par les alentours.

Ni par les passants, ni par les pigeons et moineaux qui cherchaient à venir grappiller autour des tables bondées.

Seul le soleil lui importait.

Elle se pencha pour saisir le paquet de cigarettes au fond de son sac à main.

En ayant porté une à ses lèvres, elle fut un moment contrariée de ne pas retrouver son briquet dans le désordre de sa vie de femme.

Où pouvait bien se trouver ce maudit briquet ?

Abandonné sur la table de chevet, à quelques centimètres des ronflements de son mari ?

Piétiné par les talons aiguilles d'une de ces pétasses arpentant inlassablement les longs couloirs de verre de la société où elle travaillait ?

Ou bien encore quelque part entre l'école de ses enfants et cette terrasse où elle venait aujourd'hui pour la première fois ?

Ce n'était pas son genre. Rarement elle s'autorisait à aller boire un verre. Encore moins seule, de surcroît.

Mais il y avait eu ces dernières heures de travail (ce maudit travail qui la gangrénait depuis tant d'années), ajoutées au stress quotidien du-lever-chaque-matin-réveiller-les-petits-préparer-le-déjeuner-rapidement-se maquiller-avaler-une-biscotte-s'habiller-descendre-les-mioches-sortir-les-poubelles (ou l'inverse, peut-être ?) -étouffer-dans–Paris-aux-heures-de-pointes-arriver-en-retard-recevoir-un-savon-revoir-le-dossier-machin-truc-contacter-l'agence-une-telle-débriefer-rebriefer-exposer-expliquer-justifier-ta-gueule-la-grognasse-oui-je-sais-ce-que-je-fais-ça-fait-quand-même-douze-ans-que-je-me-tape-tout-le-boulot-au-secours-j'en-peux-plus…

Bref, aujourd'hui semblait l'occasion idéale pour enfin s'offrir un moment hors de tout contexte.

Et Chantal en profitait pleinement.

Si seulement elle pouvait mettre la main sur son feu.

 

Elle se résolut donc à quitter sa bulle et se redressa, balayant son proche périmètre à l'affût d'un fumeur.

 

C'est à cet instant qu'elle croisa son regard.

L'instant se cristallisa. Les oiseaux arrêtèrent de piauler, les passants de passer.

Le soleil lui même s'effaça. De lui, ne restait plus qu'une aura magnifique.

Et une douce chaleur qui montait à ses joues comme un cercle de feu.

Incapable d'esquisser le moindre geste, elle plongea.

 

D'une telle fulgurance émotionnelle, on ne ressort pas indemne.

 

Une voix persistante la tira de ses songes.

Une voix rauque et qui contrastait désagréablement avec la beauté du moment.

Un vieux monsieur, au demeurant fort sympathique, ayant relevé sa détresse initiale, s'était galamment porté à son secours et lui tendait une flamme tremblotante.

Machinalement, elle accepta, puis le vieil homme s'en retourna s'asseoir.

 

Le premier réflexe de Chantal fut de repartir à l'abordage de ce regard qui venait d'allumer en elle un sentiment étrange de pouvoir et de séduction.

Pourtant, elle ne se trouvait pas en général très belle.

Elle enviait ces longues chevelures éclatantes qu'elle voyait régulièrement orner les pages de ses magazines.

Elle qui avait le cheveu si fin.

Son corps muait inexorablement vers un autre âge, même si elle gardait une silhouette que bien des jeunes lui enviaient.

Et son visage, au demeurant gracile, était à présent taché par le grain du temps.

 

Mais à cet instant précis, et ce par la grâce d'un seul regard (mais qui en disait long), elle se sentait pousser des ailes majestueuses.

Elle, timide en général, se sentait l'audace de reconquérir ses yeux qui imperceptiblement, l'avait transformée.

 

Il se tenait assis en face d'elle, à quelques mètres à peine, et cette proximité renforçait son sentiment grisant et galvanisait son audace.

À la même table, un petit garçon buvait une limonade.

 

Leurs regards s'échangèrent de langoureux sous-entendus à de nombreuses reprises, puis, sur l'insistance de l'enfant, l'inconnu se leva, lentement, presque lourdement, retenu par la force gravitationnelle de son désir qui lui dictait de rester.

À nouveau, le temps se suspendit, mais quand il reprit sa course, c'était pour laisser un terrible sentiment de frustration.

 

Cet échange, pour bref qu'il fût en réalité, avait suscité un désir de vivre que Chantal avait oublié.

 

Elle se leva à son tour, et arpenta le quartier à la recherche de cet homme.

Espérant le retrouver chez le glacier ou par hasard, au détour d'une rue.

Peine perdue, il avait disparu.

Si elle l'avait recroisé, aurait elle osé franchir le premier pas ?

Ou aurait elle attendu qu'il franchisse lui-même la barrière des premiers mots, celle-là même où elle se serait échouée en bafouillant, elle en était certaine ?

Que se seraient ils dit et que ce serait il passé ?

N'eut elle pas été profondément déçue ?

La vérité, c'est qu'il pouvait très bien être d'une affligeante bêtise, mormon ou bien totalement dépravé, elle s'en moquait pas mal.

Seul comptait à présent ce sentiment d'ivresse qui la poussait à avancer vers l'inconnu.

Ce sentiment grisant de liberté auquel elle s'abandonnait, ne fût-ce que pour quelques centaines de pas.

Malgré son absence, sa disparition si rapide.

La trace qu'il avait laissée dans son esprit lui semblait indélébile. 

 

Ce n'est qu'après deux ou trois heures qu'elle se résolut à reprendre le cours normal de son insipide vie.

Elle remonta dans sa voiture et s'engouffra dans le premier bouchon venu.

Mais la vision de cet homme ne l'avait pas quittée pour autant.

Bloquée dans une file qui n'avançait pas, elle eût tout le loisir de s'abandonner au souvenir fugace.

Elle s'étonna de la somme de détails qu'elle avait relevé.

Et à présent, tous ces détails semblaient s'imbriquer avec malice pour donner lieu à des images qui l'embrasaient toute entière.

 

Elle vit distinctement sa bouche approcher de ses propres lèvres et elle devina le souffle chaud du désir qui prenait possession de tout.

Elle entrouvrit la bouche et sentit sa langue dessiner des entrelacs, tandis que s'éveillait dans le creux de ses reins un désir foudroyant.

La brûlure saisit absolument tout son être et la déposséda sur le champ de la réalité absurde qui consistait en un longiligne serpent de métal luisant sur l'asphalte.

En lieu et place, elle dessina des arabesques sur les courbures de son corps, qui maintenant se convulsait, se tortillait, s'abandonnait doucement dans l'habitacle étroit et écrasant de chaleur.

Un bref éclair de lucidité lui enjoint à jeter un œil furtif dans le rétroviseur, mais sa vision était déjà noyée dans la volupté, ainsi que sa main entreprenait de se glisser entre ses cuisses.

Lentement, elle amorça de retrousser le tissu fleuri de sa robe froissée de plaisir.

Le contact de sa propre peau l'électrisa.

Un grésillement d'urgence se répandait depuis le plus profond d'elle même et plus rien ne pouvait l'empêcher de l'assouvir.

Des flammes, haute comme le bûcher d'un désir refoulé et inassouvi depuis de trop nombreuses années s'élevaient à présent en son sein et dansaient dans l'embrasure de ses pupilles fiévreuses.

Dans les flashes qui syncopaient son imagination, l'étranger, à présent mystifié, avait pris l'allure d'un Dieu qui s'emparait d'elle, répondant à des pulsions enfouies, balayant tout sur son passage.

Dans ces pensées, si longtemps cadenassées, une nature inconnue se révélait.

Rugissante, dévorante et passionnante.

Quant à sa pudeur, enfermée dans une clepsydre de verre, elle s'égrainait vers le bas, laissant libre cours à une imagination débridée qu'elle ne se connaissait pas.

C'était comme si cet inconnu agissait en tant que catalyseur de ses désirs les plus profondément enfouis dans une partie de subconscient qui à présent volait en éclats.

Dans un lointain écho, elle s'entendait gémir, mais ce qui faisait résonance en elle, c'était les mots qu'elle percevait, émis par une voix qu'elle n'avait pourtant jamais entendue.

Une voix grave et chaude qui lui dictait exactement ce qu'il attendait d'elle.

Là, au creux de son oreille.

 

- ‘Caresse mes cheveux d'une main, et glisse l'autre sous ma chemise de coton.

Doucement, avance sur le velours de ma peau.

Griffe légèrement puis reprends subtilement ton exploration.

Vers ma nuque frémissante, oblique vers le galbe de mon torse.

Descends le long de ces frontières qu'une à une, tu franchis avec audace.'

 

 

Chantal frôla la périphérie de son propre sexe, exacerbant ses plus folles envies

Ce n'était d'ailleurs pas sa main, mais celle, hâlée de l'homme qui s'apprêtait à pénétrer en elle, à pénétrer son âme.

Alors, elle saisit ce membre viril qui se promettait à elle et le déposa à l'orée de sa jouissance.

La délicieuse lenteur avec laquelle il la pénétra déclencha aussitôt un torrent à nul autre pareil.

Sa gorge s'emplit d'un trop plein de bonheur et dans un feulement, elle perdit connaissance.

Oh ! Pas bien longtemps.

L'espace d'une éternité, peut-être ?

Livrée à l'extase, loin de tout, le cou enserré par le collier pourpre de la jouissance, les yeux humides et ouverts sur l'absolu, tremblante de chaleur et le corps parcouru de tressaillements divins.

 

Peu à peu, l'univers reprit forme autour d'elle.

Le bruit du moteur ouvrant la voie au reste du monde, un monde totalement indifférent à son moment de bonheur.

Rien n'avait changé, et pourtant, tout lui semblait si différent.

 

Quand elle fut rentrée dans sa maison de banlieue, richement décorée, et qu'elle eut retrouvé le crâne luisant de son époux, sa rassurante odeur de tabac, l'indéracinable calme qui habitait les lieux, et l'ordre qui semblait cadenasser toute chose dans ce mausolée, elle se sentait apaisée.

Légère, elle passa devant le grand miroir et s'adressa un sourire complice.

 

 

 

 

 

 

 

Signaler ce texte