Lambin, D.A.
Guillaume Couty
Albert Lambin, Directeur Artistique en agence worldwide travaille pour la publicité. Fatigué, il semble toujours très occupé même si les recos qu'il produit à grand renfort de cafés noirs en gobelets et de quarts de rouge à midi, ne donnent plus grand choses depuis des années. Quinqua, il a connu le minitel et le bebop mais donne encore son point de vue sur le bon goût des choses. On ne l'écoute plus vraiment et son expérience en matière de campagnes publicitaires sert surtout d'étalon à ses collègues quand il s'agit de savoir ce qui est « daté », ringard, ou éventuellement vintage. Il fait office de directeur de stage pour les nouvelles recrues. Il aime ça. Surtout quand les recrues sont « bonnes ». Jeune, elles le sont toutes, blondes en générale, tatouées depuis quelques années, elles en veulent les petites. Il le sait Lambin, il en joue. Le stage en agence c'est le passage obligé, c'est l'ouverture de perspectives professionnelles, c'est la promesse de se constituer un réseau et comme il aime le répéter, dans ce milieu, le réseau rapporte plus qu'un diplôme. Lambin, ce qu'il aime surtout dans la direction de stage, c'est les stagiaires justement. Son statut de DA ne lui ouvre pas suffisamment de perspectives à son goût pour ce qui est de la gaudriole. C'est que dans ce domaine, il a des prétentions. En même temps, depuis qu'il est dans la force de l'âge, il commence à traîner un peu la patte. Le look de hipster, barbu à lunette récemment adopté, ne l'aide pas à avoir des idées neuves, ni même de bonnes idées d'ailleurs. Depuis le début de sa carrière, avec sa cravate en laine, ses chemisettes et ses mocassins à trou-trou il court après l'idée de l'année. Il ne l'a jamais rattrapé, pas plus que l'idée du mois d'ailleurs. Il fait un peu parti des meubles et il a repris le secteur catalogues, flyers, et autre supports papier pour la vente par correspondance. Dans l'agence, les collègues savent bien qu'en matière de stagiaires, il peut aller se rhabiller Lambin avec ses lunettes en écaille, ses mains au cul, sa raie au milieu, ses dents jaunes et l'haleine de menthol contrarié qui précède chacune de ses interventions au dynamisme suspect. Il est marié en plus. à la maison, madame n'est pas regardante. Lambin gagne gros et ça suffit à son bonheur ; ça paye les vacances aux Maldives, le lycée privé pour les gosses, les cours de tennis et le "Range". Elle ne s'inquiète pas quand il découche son Lambin. Elle en profite plutôt pour améliorer son grip avec le prof de tennis qui donne aussi des leçons aux enfants et qui fait même des heures supp' pour que la mère Lambin ne sente pas trop seule, dans son duplex avec terrasse. Il a bien cette Lucie. La stagiaire du mois. Il l'a tout de suite repéré Lambin. Il pourrait être son père, et alors ? Il a essayé quand même. Avec cette Lucie, il n'y a pas eut grand-chose de plus qu'avec les précédentes, alors le voilà qui regagne maintenant son domicile de Levallois-Perret, au volant de sa Smart Lambin. Épuisé par une érection qui l'aura tenu en haleine mentholée trois heures durant, il rentre par le boulevard périphérique. Il voudrait tuer quelqu'un. Il essaie de se concentrer sur ce qu'il va dire à sa femme qui ne l'attend pas et qui revoie son coup droit dans le plus simple appareil, avec le prof de tennis qui lui montre, par-derrière, comment assurer un passing-shot lifté, sans élan. Le texto envoyé plus tôt par son collègue : « Ça y est tu l'as baisée ? » avait achevé de le liquéfier Lambin. Il préparait cette soirée depuis huit jours. Depuis que Lucie, au détour d'une porte, dans un sourire soudain et presque lumineux avait accepté sa proposition d'une soirée en tête à tête. Lambin avait parlé d'un dîner amical, de faire plus ample connaissance, de faire un point sur le stage, en toute décontraction, sans chichis. Il avait pris soin d'inviter Lucie dans un restaurant coûteux, de réserver un hôtel de standing à proximité, de raconter à sa femme une histoire de colloque, d'avion tardif, de séminaire important pour sa carrière, d'impossibilité de le joindre. Il avait emmené son fils aîné au cinéma la veille, s'était épilé les poils disgracieux, avait mis à jour sa garde-robe de sous-vêtements en adoptant un boxer noir un peu collant de marque allemande. Lucie n'a bu que du champagne à l'apéritif, elle s'est collée à lui pendant le repas. Un peu éméchée, elle s'est frottée un peu sa cuisse contre le genou de Lambin. Dodelinant du cul sur sa chaise, elle l'a transpercé du regard, gloussant complaisamment à la moindre de ses allusions. Sûr de son fait, il a proposé l'hôtel, comme une évidence, une conclusion qui s'impose. Il l'a fait simultanément à son code de carte bleue au moment de payer comme pour souligner la démarche. Elle a accepté de l'accompagner à l'hôtel. Elle est même montée dans la chambre. Faisant atteindre à Lambin le paroxysme de son érection, elle lui a alors fait une bise sur le front en lui souhaitant une bonne nuit. Il a bien lambiné une contorsion éprouvante pour tenter de retenir Lucie d'une main en ployant son cou et en fermant les yeux dans un mouvement visant à rejoindre les lèvres de Lucie avec les siennes. Une sorte de feulement a accompagné cette chorégraphie infructueuse. Elle était déjà dans le couloir quand il s'est redressé. Elle était encore dans le métro quand il débanda enfin. Rien de neuf en somme. Débander seul, dans une chambre d'hôtel c'est un peu le résumé de la vie de Lambin. Heureusement, une nouvelle stagiaire va rentrer la semaine prochaine, pour le catalogue discount d'intermarket. Depuis plusieurs jours, il pense qu'en se rasant la barbe les affaires vont reprendre, c'est sûr.