L'Âme Circus
Fanny Chouette
Il a l'air con. Mais regardez comme il a l'air con avec ses cheveux en pétard et son maquillage qui coule. Chaque parcelle de son anatomie difforme est affligeante. S'en rend-il seulement compte ?
Il s'en fout, il est chez lui. Et les gens, de grandes personnes équilibrées aux mains desquelles pendent des bambins qui apprennent, ces gens rémunèrent grassement sa bêtise. Ce type est l'Automate du grotesque, le rire est sa monnaie. Un gamin s'esclaffe de sa chute préméditée ; sept secondes plus tard le voilà qui brandit une tulipe en plastique qui crache de l'eau tiède à la face de son public, hilare. Je tiens généralement le genre humain en respect, mais certains jours vous me faites pitié. Encourager celui qui fait de ses ratés une victoire. Il se mange un mur, c'est l'ovation. Mais regardez-vous ! Il chausse du 82 et remplit son frigo sur le dos de votre niaiserie. Et vous, ça va ?
Moi aussi j'ai été gosse, arrêtez de me lire comme un abruti sans âme qui ne croit plus en rien. Et moi aussi, un jour, j'ai voulu devenir clown pour vous faire rire. C'est la seule solution que j'envisageais à l'époque pour que les gens se marrent en me voyant, et que je sois enfin consentant. Et puis c'est la vie qui a mis son gros nez rouge. Tel que vous me lisez je n'ai rien perdu de mes rêves d'enfant. Ils sont toujours là, quelque part entre mon Oedipe féroce et ma crise d'acné tardive. Seulement voilà. Aujourd'hui, l'unique raison qui me pousserait à me faire clown réside en cette pulsion viscérale de faire avaler ses pompes à ce salaud qui gicle son bonheur surjoué à la gueule du monde. J'ai raté le coche, il y a trois semaines. Depuis, je me maudis chaque seconde de n'avoir glissé quelque explosif dans chacune de ses grandes gaudasses laissées au pied du lit dans lequel il s'envoyait ma funambule de femme. Je les ai surpris cette nuit-là. Erine y jouait le numéro le plus risqué de sa carrière : sans filet, à des kilomètres au-dessus du vide de notre histoire. Je suis resté un long moment, hébété, je la trouvais presque belle dans les bras de ce con. Elle n'a jamais été heureuse avec moi. Elle transpire d'autre chose depuis notre bande-annonce, et pourtant nous a suivi, moi et mon fric. La vie de chapiteau lui collera toujours la nausée, mais mes zéros avant la virgule étaient notre dénominateur commun. Ils la cimentaient à moi, et moi je me taisais.
"Arrête ton cirque" qu'elle me disait.
Même dans nos pires engueulades, ces mots m'ont chaque fois arraché un sourire. Aujourd'hui, je comprends que ce n'était rien d'autre qu'un appel au secours, une main tendue depuis la falaise, un pied et demi dans le vide. Mais j'ai toujours été trop con pour capter le subtil. J'aurais pourtant dû saisir, le jour où je l'ai faite embaucher dans cette jungle du frisson.
- Je serai funambule.
Elle a lâché cette phrase comme on annonce une phase terminale. Et partout de la douceur, jusque dans son regard déjà mort. Alors elle s'est suspendue au vide, pour ne plus le quitter, défiant sous mes yeux le mince fil qui la reliait à la vie. Erine n'a toujours vécu que par métaphores, celle-ci était son trophée. Et moi je l'ai épousée comme on va chez le grossiste, sans prêter attention aux détails.
Mon truc à moi, c'est les couteaux. Je ne les aiguise pas, je les lance, tous les soirs. Et ma cible à manquer, c'est ma femme. Tous les soirs. Après une blessure qui lui a valu d'abandonner le vertige, Erine a fait virer Anna, mon ancienne partenaire pour prendre sa place. Notre premier numéro à deux me glace encore les sangs. C'était il y a cinq ans, juste avant d'entrer en piste. Tandis qu'une tulipe moche faisait marrer les gosses, Erine m'a glissé dans le creux de l'oreille, avec une sensualité qui me traitait de connard fini : "A partir de maintenant, les couteaux je les veux de face. Essaie de ne pas me rater." Une métaphore dans un bain de sang.
Notre cirque a duré tout ce temps. J'ai appris les sourires de projecteurs et les accolades de circonstance. Erine était bien meilleure comédienne que je ne le serai jamais. Gagner ma vie en ratant ma cible était pour moi une évidence, et cette prouesse mon formol conjugal. Jusqu'à ce soir.
J'entre en piste dans trois minutes. Ce matin pour mon anniversaire, Erine a laissé un mot sur le frigo, écrit comme à son habitude au rouge à lèvres. Il disait ceci, je crois : "Joyeux anniversaire, Paul. Fais-moi plaisir : réussis quelque chose aujourd'hui. Fais-le pour moi. Erine"
Ma femme aussi sait lancer des couteaux, de toute son âme. Et dans le mille.
Ce soir c'est à mon tour. Je ne comprends toujours rien aux subtilités, alors je prends ses mots comme ils me viennent : en pleine gueule.
Le clown est dans les coulisses, il va tout voir. Il va avoir peur pour elle, savoir sa fragile existence à la merci de mes armes. Et je veux qu'il ait peur, qu'il en crève. Lui aussi.
Le rideau se lève, les projecteurs sont brûlants, c'est à nous mon Amour.
Ce soir, je vais rendre ma femme heureuse.
Je vais viser ma cible.
Merci à vous !
· Il y a environ 12 ans ·Fanny Chouette
déjà vu ailleurs relu une seconde fois rien que pour le pmlaisir de magnifique texte
· Il y a environ 12 ans ·franek
C'est magique. Certaines phrases sont de petites perles lancées dans le vide et elle touche en plein la coeur. On imagine la souffrance mais surtout la délivrance.
· Il y a environ 12 ans ·cerise-david