L'âme de couteaux
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L’écrin reposait là, sur le coin de la table, noir, luisant, quelques lambeaux de son revêtement laissaient apparaître le carton, son fermoir en laiton fatigué, pendouillait.
Nous sommes en 2009 et l’étrange « boîte noire » se retrouve en Ardèche, sur ma table de salle à manger, bien loin de son milieu naturel, le Nord.
Cela fait plusieurs mois que ma tante Alice m’a confié le coffret mêlé à de nombreux petits riens.
« Cela appartenait à ton oncle, c’est pour toi. »
Ce qui venait du jumeau de mon père ne devait pas tomber dans de mauvaises mains et je recevais comme un hommage ce qui accompagna le quotidien de mon oncle durant sa jeunesse : une timbale, un compas, des protège-tibias…
Pourquoi ai-je tant attendu pour ouvrir l’énigmatique coffret ?
En le retournant je découvre une petite étiquette sur laquelle je peux déchiffrer: « 6 couteaux à dessert en argent et manches d’ébène »
Je tressaille, me laissant irrésistiblement emporter dans un étrange film muet ; des êtres gris et tristes s’y meuvent au ralenti autour d’une grande table sur laquelle des objets amoncelés palpitent dans l’obscurité…Le Partage !
Les biens de ma grand-mère paternelle attendent leurs nouveaux propriétaires.
J’ai su que mon père avait tout refusé, voulant ainsi échapper aux inévitables conflits qu’entraîne une succession, surtout quant elle concerne huit enfants et leurs conjoints.
Tu avais juste demandé le buste de Sapho, cher à ta mère « pour garder un souvenir ».
Et me voici avec six couteaux, ne m’en veux pas Papa.
Tu les a touchés ces couteaux ; coupé ta tarte à la cassonade lors des fêtes de famille, pour une première communion, à Noël peut être.
Je me retrouve à table avec toi et mes oncles et tantes. J’observe ta tenue de marin, la « légion d’honneur » fièrement épinglée sur le col rayé. J’entends les fous rires des enfants les joues barbouillées de chocolat, les gronderies de grand-mère sous l’œil amusé de grand -père.
Je me fais le film de ta vie. Je veux respirer le parfum de tes cahiers, toucher les vêtements que tu portais petit, me rouler sur l’herbe de ton jardin d’enfance, te voir grandir comme tu m’as vu grandir, te connaître vraiment, te comprendre.
Je prends un des couteaux ; les veines du bois d’ébène transfusent doucement dans les miennes, des images floues, des parfums étranges, des sentiments violents. J’entrevois des complicités, de l’insouciance mais aussi des déceptions, des renoncements, du bonheur ?
Je n’y peux rien, la lame ternie se retourne dans la plaie des souvenirs impossibles, y creuse une blessure profonde, ravivant le mystère d’une histoire trop ancienne, inaccessible.
Je referme le coffret et y emprisonne mon questionnement qui, l’espace d’un instant, a pris corps et âme.