L'ami perdu

Ferdinand Legendre





C'est en passant par le Peletier à cause d'un énième colis suspect à Saint-lazarre que je me suis souvenus de cet ami que j'avais eu. Cet ami, comme certains autres que j'ai rencontré, n'utilisait pas les réseaux sociaux. Ce qui, c'est encore possible, pouvait le faire disparaître des radars en cas de changement de numéro de téléphone. Couplé au fait que nous n'avions en commun qu'une amie qui fonctionnait similairement, mon ami avait, malgré un début d'amitié tangible, disparu du jour au lendemain.
Nous nous étions rencontrés au Glazart, via cette même personne. Nous étions tout deux en pleine montée, c'était à l'époque où les drogues m'amusait encore. Je me souviens de cette conscience mutuelle que nous avions d'être altéré dans notre jugement par les produits que nous avions pris. Pour autant, nous partagions avec enthousiasme le fait de se découvrir, assis à même le sol entre le fumoir et la salle principale.
Les jours qui suivirent, nous avions eu l'envie de nous revoir. J'écrivais déjà à l'époque bien sûr mais cela ne devait pas être très convaincant. Nous nous étions donnés rendez-vous à la station le Peletier et c'est en sortant du métro qu'il m'avait dit : « un jour je te ferrais lire ce que j'écris ». Il ne l'a jamais fait.
Nous avions également des goûts musicaux en commun et avions même fantasmé un moment sur l'idée de monter un groupe. Je me souviens que je voulais l'appeler « L'avocat du diable », il est possible que j'ai encore une demo que j'avais composé quelque part.
Un après-midi, nous étions allés aux Buttes Chaumont où je passais le plus clair de mes nuits à l'époque. Nous nous étions abrités sous un kiosque, il avait joué de la guitare et j'avais chantonné. Nous étions ensuite passé chez ma mère chez qui j'habitais à l'époque. Là nous avions fumé un joint en discutant et je m'étais sentis mal. Il m'avait conseillé de m'allonger en me disant que tout allait bien et que je n'avais qu'à me laisser aller, qu'il allait gérer. Afin d'accompagner la substance qui se frayait un chemin dans mon sang, il avait mis le morceau Fragile dreams, de l'album Alternative 4 du groupe Anathema . Je connaissais un autre album mais pas celui-ci. A ce moment là, c'est comme si la musique s'était emparée de ce qui me mettait mal et l'avait vaincu, transformant cette esquisse de bad-trip en trip tout court. J'avais rarement pris autant de plaisir à écouter un morceau. Je m'étais sentis particulièrement reconnaissant envers mon ami, je crois que cet instant avait scellé quelque chose entre nous.
Une autre fois, c'est moi qui l'avait rejoint chez lui, dans un coin de Paris dont je n'ai qu'un vague souvenirs. Il habitait dans un tout petit appartement, presque un placard à balais. Je me souviens d'un lit une place contre un mur mais de peu de choses d'autres. Notre amie commune nous avait rejoint ce jour là et les choses étaient devenus étranges. Je me souviens qu'elle avait fait mention de notre rencontre. Elle et moi, sous acides, nous étions retrouvés dans des toilettes exiguës, à observer nos reflets dans le miroir, vêtus de substances et surplombés par une chape de tension érotique. Alors qu'elle me racontait ceci, l'appartement de mon ami s'était assombrit et nous nous étions retrouvé par la suite, sans que je ne me souvienne comment, tous trois couchés dans le lit une place. De cet enchevêtrement de corps je ne garde que la sensation de ma cuisse contre l'humidité de son entrejambe. Mais cela n'était pas allé plus loin. Nous en étions restés au stade de chastes contacts. Elle était la compagne d'un de mes amis et j'avais refermé la porte cet après-midi là.
Une autre fois encore, nous étions avec mon ami au Katabar (les connaisseurs pourront donc estimer l'ancienneté de mon histoire) accoudés au bar. Nous discutions alors d'une amie à moi avec qui je passais beaucoup de temps et qu'il trouvait fort à son goût. J'entretenais avec elle une relation d'amitiée saupoudrée d'ambiguïté que je voulais conserver. Je craignais également que si ces deux là avaient une aventure, l'un et l'autre se mettraient à me négliger. J'ai donc affirmé, plus ou moins sur le ton de la plaisanterie que je ne l'autoriserais à la courtiser que si il me battait en combat singulier. A ma grande surprise, il a pris l'affaire au sérieux. Après avoir discuté des modalités, nous avons décidé de nous affronter dans un combat de catch. A la fermeture du bar, nous avons marché jusqu'à chez un ami que j'ai appelé en lui demandant si il voulait bien arbitrer le combat. Enthousiaste, malgré l'heure tardive, notre camarade est descendu de chez lui et nous a rejoint.
tous trois, en silhouettes nocturnes, avons marché jusqu'aux Buttes Chaumonts qui, je l'ai déjà dit, était le théâtre de mes entretiens nocturnes à cette période. Nous sommes passés par l'habituel passage secret (qui présente de forts risques de chutes et je suis étonné que personne ne se soit tué à l'époque) et avons établis l'endroit qui nous servirait de « ring ». Mon camarade arbitre à pris son devoir très au sérieux en nous expliquant qu'il aimerait, dans la mesure du possible, éviter que cette histoire ne finisse à l'hôpital.
Mon ami n'était guère plus épais que moi et nous nous sommes empoignés assez violemment sans qu'en premier lieu l'un ou l'autre ne parvienne à prendre le dessus. Nous ne pouvions pas nous frapper au visage mais avons tout de même échangés quelque coups dont nous garderions les traces le lendemain. A l'époque je ne pratiquais pas encore le taekwondo et je n'avais aucune expérience du combat. Par chance, lui non plus. Il a néanmoins remporté le premier round par soumission en me bloquant le bras. J'ai pris ma revanche sur le second en utilisant mes capacités de contorsionniste pour l'attraper au cou avec ma jambe alors que nous étions au sol. L'arbitre ne savait pas trop bien à ce moment si c'était réglementaire ou non mais il a décidé de m'accorder le second round, je lui en suis reconnaissant. Lors de notre troisième et dernière empoignade, nous étions tous deux en nage, torse nus en plein automne et il n'y avait à ce moment d'autres bruits que nos souffles mêlés et le son mat des corps se heurtant. l'Affaire était alors bien sérieuse et l'arbitre à proposé de nous accorder le nul, mais ni lui ni moi n'y tenions. Nous avons donc continué jusqu'à ce qu'il parvienne, lors d'un moment d'inattention de ma part, à m'infliger une nouvelle soumission. Je lui concédais la victoire avec amertume même si je savais au fond de moi que je n'aurais pu gagner.
Le plus ironique dans cette histoire c'est que mon ami n'a jamais tenté quoique ce soit avec la fille en question.
J'ai d'autres souvenirs en vrac. Je me revois avec lui, en plein rue, alcoolisé et en colère lui expliquant que je n'y pouvais rien, que c'était ce que j'appelais l'ivresse du serpent (J'écrirais un morceau à ce sujet, Le serpent quelques temps après). Il avait alors pris la chose avec philosophie, ajouté encore une pièce à cet assemblage de moments où il était toujours resté d'une humanité égale à mon égard.
Et puis il a disparu. Du jour au lendemain, comme si je ne l'avais jamais connu. Si il n'y avait de photos pour témoigner, j'aurais même pu penser avoir tout inventé.

Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il a pu devenir mais je pense parfois à lui, à ces moments partagés et à ce qu'il symbolise, dans son intangibilité, un pan de ma jeunesse.

Signaler ce texte