L’an zéro à Oslo
Anne Genest
Chaque matin, ça lui chavirait le coeur. Ça la jetait hors du lit. À peine réveillée, elle retrouvait à tâtons les W.-C. et renvoyait ce que que la journée d'hier lui avait mise dans le corps. Puis elle faisait bruire l'eau. Le jet nettoyait tout. Le jour pouvait commencer, un jour de plus, qu'elle biffait soigneusement au calendrier depuis que la vie avait choisi son corps pour naître.
En revanche, cette grossesse n'avait pas été planifiée. Même que ça l'avait prise par surprise, au début. Un vrai haut-le-coeur qui l'avait jeté en bas de ses certitudes. Comment pouvait-elle héberger une autre existence ? Parce que jusqu'ici, la vie, elle l'avait envoyé paître, disons. En lui infligeant une fête perpétuelle. Même qu'elle en oubliait bien souvent de grands bouts, à force de la noyer.
Mais voilà. Un machin tout petit nageait maintenant dans son utérus. Et parce que la chose était inouïe. Et parce que tout lui suggérait de rejeter cet être, de ne pas mettre un autre soucis dans sa vie tempétueuse, elle avait décidé de le garder. Et ce petit pépin s'était mis à prendre toute la place. Si bien qu'elle avait orchestré, pour sa venue au monde, un grand chamboulement, une remise à zéro.
Chaque jour, elle peaufinait le scénario de sa délivrance. Les valises peu à peu s'alourdissaient sur le pas de la porte. Le calendrier se noircissait, au fil du décompte avant le jour de la naissance.
Naissance qui aurait lieu ailleurs. C'est ce qu'elle avait décidé, en feuilletant un photoreportage du National Geographic qui mettait en lumière la splendeur des paysages esseulés de la Norvège. Elle avait aussitôt farfouillé sur le site communautaire d'hébergement Airbnb et s'était dégoté une bicoque perdue en forêt, près de Oslo.
En naviguant d'une photo à l'autre, une grande soif s'était emparée d'elle. Un goût de vent et d'air, comme si dans son ventre l'enfant cherchait à respirer. Il lui semblait que la solitude l'appelait. De la glace et de l'eau jusqu'à plus soif. Des aurores boréales qui se pencheraient sur elle pendant son sommeil, veilleraient sur le repos de son bébé.
Dans ce bout de cabane posé entre les arbres, elle s'était vue, chaque matin, fendre le bois et tirer du puits l'eau des montagnes. Ensuite, seulement, se poser au bord de la fenêtre et faire pénétrer la symphonie du vent. Hiberner. Étendre à l'intérieur d'elle un calme d'oiseaux et de bruissement de feuilles. Se coucher dans ce silence. S'en recouvrir, pour que l'enfant prenne son aise.
Sauf que dans son emportement, une chose lui échappa qu'elle apprit trop tard à ses dépends. Pourtant tout avait été étudié avec minutie. L'hôte avait été informé de la date et l'heure de son arrivée. Il avait été même convenu qu'il viendrait la cueillir à la gare, lui remettre les clés et les recommandations nécessaires à l'entretien du logis. Pour sa part, elle avait aussi pris soin de communiquer avec une sage-femme qui viendrait l'épauler dès le début des contractions. Bref, tout avait été planifié au détail près.
Sauf que la réalité, elle, se prépara autrement. Une fois arrivée, à peine eut-elle le temps de poser les bagages que les contractions se déclenchèrent. À la hâte, elle chercha à rejoindre la sage-femme mais dû se rabattre sur la boîte vocale. Puis elle sentit une douleur terrible lui confirmer que l'enfant n'attendait pas.
Elle tenta un autre appel, sans succès, et n'eut d'autre choix que de communiquer avec l'hôte qui, lui, arriva sur le champs, épaulé de sa mère, qui elle fut épaulée par d'autres femmes du village, qui, à leur tour convièrent d'autres villageoises. Et l'enfant naquit, aux petits soins, porter par tant de mains aimantes, là, dans cette cabane perdue en Norvège, au moment et à l'endroit où l'enfant, lui, avait choisi de naître.