L'ANNONCE

nyckie-alause

Ce matin de novembre, elle s'étonne de ne pas trouver son journal qu'elle est bien sûre d'avoir laissé sur la table hier au soir. Ouvert. A la page des annonces. Elle se souvient même que sa tasse de tisane a imprimé sur la page impaire deux cercles qui se chevauchent comme l'ébauche d'un sigle olympique. Le marqueur stabilo est là, abandonné, son bouchon a roulé sous la table la pointe aura séché. Ce week-end devait lui permettre de réfléchir, de passer du temps à la maison, de relire les annonces sélectionnées, de peser le pour et mesurer le contre, même s'il lui fallait pour cela créer un tableau excel, ce qu'elle fait tous les jours de semaine,  c'est son travail qui veut ça, multiplier les entrées. Pour jauger, pour juger.

Voilà. Ce matin Hélène reste perplexe. Se penchant résolument elle tire sur sa chemise qui remonte sur ses reins plus haut qu'elle ne le devrait, elle ramasse le bouchon et teste la capacité du stabilo de produire quelque couleur. Maintenant elle a le charnu de l'index orné d'une tache orange pâle qu'elle renifle dans l'espoir déçu d'y déceler une odeur correspondante à la couleur. C'est drôle pense-t-elle qu'une couleur soit totalement inodore. 

Elle hume et la voici transformée en limier. Elle remonte le couloir jusqu'à la cuisine où la submerge un parfum entêtant de café. Où a pu passer ce fichu journal. Elle regarde dans la poubelle. Elle n'est pas habillée pour descendre jusqu'à la boulangerie qui délivre aussi les journaux, enfin les deux journaux locaux. Les lecteurs du Monde ou des  Echos doivent remonter jusqu'à la place de la Liberté pour se les procurer, mais comme elle le dit souvent, ceux-là pourraient s'abonner et le kiosque se spécialiserait dans la vente de cornets de glace, ce qui est, disons-le, un commerce qui à l'avantage d'une clientèle beaucoup plus importante et diverse.

D'autant que le milieu de cette place est formé d'un square tout ce qu'il y a de moins inattendu : balançoires, bac à sable, fontaine, cage à écureuils, quelques bancs pas toujours bien fréquentés, de la végétation cernée de grilles basses, enfin un square où se retrouvent les enfants et les vieilles personnes affichant le même plaisir d'être dehors.

Où est donc passé ce fichu journal. C'est le numéro du vendredi qu'Hélène préfère. Elle l'achète toutes les semaines, ou presque, en descendant chercher le pain. Elle a des rituels. Elle mange le vendredi matin des œufs coque avec du pain frais. Elle tient le journal à sa droite sans l'ouvrir se contentant des titres de la Une, curieuse ou semblant curieuse de ce qui s'est passé dans le monde, dans le département, dans la ville. En général il y a trois photos dont l'importance varie. Hier c'était la Corée du Nord qui était à l'honneur, si on peut dire. En second l'accident sur la départementale 613, le huitième cette année disait le sous-titre, on échappait cette fois-ci au mot hécatombe. La troisième illustrait le projet de développement d'un nouveau quartier « la ville repousse ses limites » avec serrement de main et découpage de ruban. Une Une qui n'engage pas le lecteur à continuer avant de commencer sa journée.

Hélène, le journal du vendredi, elle attend le soir pour le lire. Enfin, je dis le lire alors qu'elle ne fait que le survoler jusqu'à l'avant dernière page. La page des petites annonces. Les rubriques sont classées par ordre d'intérêt : emploi offre, emploi demande, immobilier location, immobilier achat, etc. Elle, la rubrique qu'elle attend avec tant d'impatience, c'est la dernière et pour s'y préparer elle lit toutes les annonces depuis la première jusqu'à la dernière, de l'offre d'emploi suspecte aux des ventes auto-moto-bateau. Elle fait semblant, elle imagine. Si elle prend ce boulot elle devra déménager. Si elle déménage il lui faudra une voiture. Si elle gagne mieux elle pourrait envisager d'avoir un bateau, pourquoi pas ? Quand elle a bouclé un avenir, elle recommence du début : chef de projet, pavillon avec jardin, rubrique outillage pour une tondeuse car si on possède un jardin, il faut une tondeuse, et « animaux » devient possible, peut-être un chien… Ce n'est qu'après plusieurs scénarios qu'elle ôte le capuchon du marqueur et s'attaque à cette dernière rubrique. 

En lettres épaisses en réserve sur bandeau rouge « AMITIES » avec un S qui ouvre des possibles presque innombrables. C'est le moment. Hier encore elle en a sélectionnées de ces amitiés. Sept. Parfois elle n'en réserve qu'une ou deux tant ces annonces sont désespérées, désespérantes. Des amis, elle en a, mais ceux du journal, ceux qu'elle sélectionne, sont toujours plus intéressants. D'abord leur âge, s'ils ne mentent pas ils sont plus jeunes qu'elle, ce qui leur permet de se revendiquer dynamiques, voire infatigables. Leurs centres d'intérêt, culture, randonnée, musique, voyage : aucun ne dit que ce qu'il préfère c'est regarder la télé ou aller au bistrot. Leur situation : jeunes cadres retraités de la fonction publique, de l'industrie ou du commerce, les médiocres ne cherchent pas d'amie. Pour ce qui est de leur aspect physique, sans se vanter ils se décrivent comme sportifs, grands, les yeux clairs, etc. Aucun ne se dit bedonnant, petit, boiteux ou que sais-je. Le dernier point, celui qu'Hélène trouve déterminant c'est la situation de famille. Ce qu'elle préfère ce sont les veufs sans enfants ou divorcés sans enfants, à la rigueur veuf ou divorcés avec des enfants adultes qui vivent loin… 

Le vendredi soir Hélène abandonne le journal sur la table du salon. Elle se dit que samedi, s'il ne fait pas trop beau, si elle a du temps, si elle ose, elle téléphonera, écrira, enverra un mail, ou deux, ou trois selon la relecture critique de sa sélection de la veille. Elle pèsera, le pour, le contre, elle passera à l'acte, samedi matin, s'il pleut.

Mais où a bien pu passer ce satané journal.

Particulièrement hier soir Hélène a fait bonne pêche, sept annonces. C'est rare d'en trouver autant. Elle aurait dû les noter de suite. Les soupeser l'aurait occupée au moins jusqu'à midi et demi. Hélène, sans son passe-temps du samedi matin pourrait s'ennuyer mais elle se fait couler un bain. Une poignée de sels parfumés donne une couleur bleutée à l'eau. Le chauffage à fond délivre dans la pièce des airs d'été. C'est comme des vacances. Un petit fond de musique, un roman policier. Elle doit pouvoir tenir deux heures en rajoutant de l'eau chaude. Pour prolonger son bonheur elle a posé sur le rebord de la baignoire deux mandarines, un verre de citronnade et une bougie parfumée. Le roman doit être captivant, c'est écrit sur la quatrième de couverture. Elle en lit quelques pages, ses paupières battent, elle ferme les yeux. Elle relis encore quelques pages et se rend compte qu'elle devra reprendre au début car elle a déjà oublié les noms des différents acteurs de l'intrigue. Puis ses paupières s'alourdissent. Quand ses yeux sont fermés elle pense à l'annonce qu'elle enverra au journal si, enfin quand, enfin si et quand, un jour… elle osait.

Midi et demi, c'est l'heure à laquelle Gérard rentre du tennis. 

— Bonjour ma chérie. 

— Tu as pris mon journal ?

— J'ai pensé que tu l'avais terminé, c'était celui d'hier. Mes chaussures étaient humides, pour les sécher.

  • Un vrai délice, sensoriel entre autres... Merci!

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    douxfoutropforever

    • Depuis que j'ai écrit ça une amie m'a dit "ce n'est pas la rubrique AMITIES c'est la rubrique RENCONTRES…" et elle a pris cet air rêveur, un peu lointain. Je me demande …

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      nyckie-alause

  • "Elle met du vieux pain sur son balcon..."
    Comme ton texte est beau ! Quelle construction qui tient en haleine et décrit bien l'état d'esprit de cette héroïne. Quant à la chute, elle ajoute cette légèreté à une situation lourde. Bravo !

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Ça vaut le coup d'avoir une telle lectrice !

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      nyckie-alause

  • Bonjour toi, mais quelle plume magnifique tu as. Il y a longtemps que je ne t'avais pas lu et mon dieu, je regrette amèrement de ne pas avoir plus de temps pour le faire. La vie par procuration déroule son tapis de peut-être et c'est si beau... et si vivement pathétique. Une "tranche de vie" qui se décline en nostalgie et regrets amères. Et puis en vie rêvée. J'adore vraiment...

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    lyselotte

    • Wouahhh ! Pour de tels commentaires je serais capable d'écrire plus régulièrement. Bise

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      nyckie-alause

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