L'apocalypse expliquée à mon fils de 7 ans

renaud-b

J'ai dit "l'homme est un loup pour l'homme" comme mon père l'avait dit avant moi, c'est ce genre d'inepties qu'on peut dire dans l'urgence quand ça commence à sentir le soufre, ou quand ça sent comme le ventre du métro aux heures de pointe, ce jour-là ça sentait comme ça. On a vu les immeubles crever l'un après l'autre et dégueuler de l'argent sale en flot continu, des yuppies décravatés se faire la malle en bicyclette, sans les mains. Ceux qui s'essayaient à saisir un billet au vol étaient immédiatement consumés par une langue de feu orange émanant du noyau même de la terre. Je suis longtemps resté hanté par le souvenir des visages noircis, figés dans une grimace d'hilarité et de terreur mêlées, tandis qu'ils serraient encore le papier contre leur cœur. Enfin ça c'est ce dont je me souviens, d'autres te diraient peut-être autre chose, qu'est-ce que je sais moi. Je pourrais dire que j'avais les cheveux au vent quand j'allais voir ta mère sur ma mobylette Peugeot, que ça faisait comme un drapeau d'amour pour tous ceux qui me croisaient, que j'ai des coups de soleil sur le crâne à cause des shampoings, des après-shampoings, j'te dis que c'est du sperme de baleine, du sperme de baleine. On était jeunes à part ceux qui étaient vieux, ça nous posait pas vraiment de problème à nous, que la mer soit montée jusqu'ici, à part ceux qui vivaient sous les ponts, à part les pigeons qui ne pouvaient plus souffrir les mouettes, ces pétasses hystériques. A un moment, il y a eut comme un malaise quand tous les évadés du bagne ont marchés de front sur nos trottoirs salés, le nez en l'air et la mine réjouie. On a fini par comprendre qu'ils avaient tout oublié, les vols et les viols et les meurtres, les plus petites choses aussi, qu'ils étaient comme des mômes lâchés dans le plus grand parc d'attractions du monde. J'en ai vu un rougir et pouffer dans sa barbe en découvrant les seins nus d'une sirène sur son biceps tatoué. On avait pas mangé depuis très longtemps, depuis que le ciel s'était ouvert dans le feu d'une aurore musicale, depuis que le soleil était descendu à hauteur d'homme et refusait de se coucher. Au marché flottant, j'ai acheté d'occasion un viennois de belle taille, ému par la marque humide des mâchoires de sa précédente propriétaire, qu'on m'assurait fort jolie. Parfois, un courant nous poussait sur nos radeaux de fortune, à travers les fenêtres jusque dans les habitations. On y croisait pêle-mêle, des animaux de compagnie affranchis, toute une panoplie d'ustensiles et d'objets dont on avait oublié la fonction, un certain nombre d'amants emmêlés, confondus par la montée des eaux. On a vu des présidents directeurs généraux sans domicile fixe appeler compulsivement leur secrétaire sur des portables rincés, et se prendre un coup de jus. Un coffre-fort éventré cracher sans retenue des secrets d'état, le pneu qui ne crève pas, les bas qui ne filent pas, le profil psychologique et les mensurations du petit gris de Roswell. Alors? Alors nos bagnoles étaient gorgées de corail, on allaient tous nu-pieds et l'alien avait mauvaise haleine. Quelqu'un a dit "il faudra tout reconstruire !", et on ne pouvait qu'être d'accord puisqu'enfin la mer dégonflait à vue d'œil, charriant ce qu'il restait de béton, d'acier et de panneaux publicitaires, comme cette beauté informatisée sans âge ni sexe, qui souriait encore malgré les premiers signes du pourrissement. Avec les tonnes de cocaïne mouillée qui dégorgeaient des écoles de commerce, on a fait du ciment pour nos bicoques en découvrant par hasard ses propriétés isolantes, tout à fait inouïes. On vivait, on dormait parfois sous ce soleil insomniaque et on pouvait dire qu’il faisait partie de la famille, finalement, lui qui dispensait sa chaleur sans rien demander en retour, colorait nos peaux d’un hâle subtil et changeant. C’est-à-dire qu’il n’y avait plus vraiment de genres ni de races à proprement parler puisqu’on pouvait s’attendre à changer d’une heure à l’autre, du tout au tout. Comment te dire, je me souviens d’un colonel dont le teint blafard était la plus grande fierté, il s’est réveillé noir de noir, presque bleu, avec une formidable toison frisée qui lui tombait jusqu’aux fesses. En voyant son reflet, dans les décombres de la grande tour de verre, il est parti dans un fou-rire incontrôlable qui continue encore aujourd’hui. A un moment, un type s’est mis à marteler sur des bidons avec une paire de bouts de bois, un autre à produire un curieux raclement de gorge en réponse et encore un autre a gratté la tôle avec un vieux peigne à cinq dents. On avait inventé la musique, tu comprends? Et le soleil complice pulsait en rythme, se laissait aller à quelques révolutions hasardeuses, avec le recul je dirais qu’il nous niquait les yeux à clignoter comme un néon en fin de vie mais on s’en foutait, pourvu que la musique ne s’arrête jamais, pourvu que cette magnifique journée ne finisse jamais. Au bout d’une dizaine d’heures cependant, au cours desquelles on s’est relayés jusqu’au crescendo final, à tirer des larmes aux pierres mêmes, un homme s’est hissé au dessus des autres en gesticulant pour obtenir le silence. C’était un petit bonhomme plein de bonne volonté, malgré les algues dans ses cheveux et les crabes dans ses poches, qui parlait comme un livre, qui avait des idées et des projets, et qui voulait comprendre. Comme tout le monde faisait un peu la gueule, il s’est tourné vers le ciel, les bras en coupe, pour demander à son dieu de nous montrer la lumière. C’est là qu’un chion lui a pigé droit dans l’œil, sans doute pour se passer les nerfs, chauffés à blanc par l’invasion des mouettes dont je t’ai déjà parlé. Qu’est-ce qu’on a ri! Aux douze portes défoncées de la ville se pressaient une foule infinie de nouveaux arrivants, qui disaient des choses comme « on a entendu de la musique alors on est entrés », des choses comme ça. On était pas contre, tant qu’ils se souvenaient comment construire les cabanes, d’ailleurs certains étaient d’ici, c’est juste qu’ils avaient oublié. Un avion a découpé le bleu en pointillés au dessus de nos têtes, je me suis demandé à quoi pouvait ressembler ce bordel vu des cieux. Les images de la Nouvelle-Orléans noyée remontaient du fond de ma mémoire, les visages indistincts, minuscules des futurs orphelins, des déjà veufs, ballotés par l’eau qui casse tout, qui ne fait de quartier à personne. Je me suis souvenu avoir cherché le paradis au milieu des nuages, le nez contre un hublot. Est-ce que les gosses là-haut faisaient de même, est-ce qu’ils pouvaient comprendre que c’était ici et maintenant?
Si je te raconte tout ça, mecton, c’est parce que tu étais trop petit pour t’en souvenir, un truc même pas encore humain, tu n’imagines pas. Je voulais que tu saches que ce jour-là, cette très longue journée d’été, ou d’automne ou que sais-je, il s’est passé quelque chose de différent. Je voulais que tu saches que les choses peuvent être différentes.

  • J'aime bien ce style compact, au lance-pierre, ça apporte un petit côté mystérieux au texte. Certaines idées attendent d'être développées, les autres sont contentes comme elles sont. Une prose riche de poésie et d'expérience, et une envolée d'optimisme en plein drame.

    Coup de coeur.

    · Il y a environ 12 ans ·
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    Luce Is No One

  • j'aime beaucoup le style, et ce texte malgre qu'il soit tres compact il se laisse lire comme une derive de mots emportee par la mer montante

    · Il y a environ 12 ans ·
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    christinej

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