L'Aquarium

Gabrielle Prévost

Il plut une goutte d'eau, une seule. Je m'assis, et je dis : "Non." Je n'avais pas pensé vraiment, j'avais dit ce que j'avais à dire, ce qu'il fallait dire. "Non." Et ç'avait suffit. J'étais retombé dans le lit, et je scrutais le plafond. Il secoua la tête. Je me perdis dans l'eau.


Mes jugements boivent la tasse, et mes avis des poissons. Je m'altère du sel et en empoigne le piquant sans en tenir bon sens. Ce sont des tares mauves et des rires d'accents qui voguent et divaguent dans la course des bruines et des conjugaisons. J'avance et je prétexte, je bats des bras et m'étourdis. Je me saoule, je me jette et je crie ma plainte muette. Je vomis les mots et maudis les lettres et les leçons.

Je vais. Je quête, et risque. Je respire dans l'eau, sans flotteurs, expire et absorbe. Les poissons seuls soupirent dans l'eau, dit maman. "Non." convins-je. "C'est faux. Le défi est d'accorder que c'est possible. Le naturel n'a rien de logique." C'est intime, et puissant. Intense et profond. Agréable. J'aborde l'absurde du vraisemblable. J'imprègne l'impénétrable. Quel est le fond de cette ombre évasée ? Je n'ai pas de branchies, ni d'écailles. Je ne suis pas un poisson, mais je vis. J'ai le vertige, et si ce n'est de l'audace, de l'aplomb et du courage. J'étudie, j'invente, je fouille.

- Tu lis ? m'arraisonna une fillette, une robe blanche cintrée à la peau.

- J'écris.

- Sans feuille, ni plume ?

- La mer voit à travers les yeux du poisson...

- Et le poisson par ceux des hommes.

Elle toise les palets et les marées qui chaloupent. Et je vise plus loin, où l'eau se brouille et ses fables se désarçonnent et se confondent. Le remous des flots pousse les brumes et demi-jour, mon regard les escorte par delà les souillures d'encre et soulevées par les mouvements allants et venants, mes philosophies tourbillonnent. La nuit du soleil élevé bat le rappel des mânes, et le sanguinaire consume l'herbivore d'un ébranlement. Elle rôde sur la pointe des pieds, et se berce. Elle grelotte et ondule dans l'eau de sel. Elle s'effraye du vide, hâve et l'approfondit en songeant. Il est trop plein. Il inonde les mots d'esprits et outrepasse le syntagme. Les mots ne se succèdent pas. Leur sens est excessif, et je les harponne de bulles de mer et de dehors, je les touche et les pénètre.

- A quoi penses-tu ?

- Un pronom personnel. Il. Non, elle. Et un oiseau. Je n'ai jamais vu voler d'oiseau dans l'eau.

Les plumes s'incurvent et le corps s'arque. L'oiseau arpente, et se perd. Ses plumes coulent, mais il marche; marche et jamais ne renonce. Il se dépouille de sentiments et de psychoses, de pointes et d'esquisses de conscience. Il se hâte en sagesse, et glisse sur les teintes ardoisées de son dos gris. Son nuage est brun, et sa tête sombre. Il plane, solitaire, mais stable. Et parfois lance un cri sonore et pénétrant qui me porte et me patrouille. Il improvise ses paraboles, et je prélude ses sorties. Les nappes caracolent, elle se comble. Elle peint, et je crayonne. Elle trace les tournures, et je lui donne les tons. Elle colore mes mots et je la mets en scène.

Elle est arrêtée, comme en panne. Son corps dort, et son moi s'agite. Elle entend des voix et contient ses jugements. Elle est l'ampoule qui transporte les ondes, figée. Je ne la regarde pas, je la sens. Je jauge les pourtours, les lignes, les galbes. J'aspire ce que je me figure et j'écoute ce que je n'entends pas.

- C'est mon asile, déclara-t-elle en ramassant un vieux crabe. Elle me regarda, et poursuivit, en effleurant la carapace rousse : il est malheureux, ici, et pourtant il restera toujours. Il y a des choses dont on ne réchappe pas. Il est vide. Les jours qui ne sont pas sont longs. Il réclame de l'air, de l'air... Les poissons veulent de l'air, et les humains de l'eau. On veut ce que l'on n'a pas, et on s'indiffère de notre luxe. Les fastes font des riens, que les riens ne font pas. On les pourchasse, on les attire et on se dupe soi-même. La terre pivote ainsi, dans le sens direct des carences et de la bêtise.

Elle le dépose, il tourne et se répète. Il s'ignore, il va et vient et sans retour s'ensevelit. Elle s'assoit alors et dessine le sable du bout des doigts. Il émerge, il récidive. Elle souffle des bulles inventives et éveillées, qui serpentent et s'écoulent sur le ciel. Elle dresse la tête et toute entière se hisse, les yeux au-delà d'elle. Elle médite et repense. Elle déambule, suppose et se persuade, lorsque s'étouffe le soleil dans les vagues. Elle se tait, et se réjouit. Sa vie est telle, croire et jouir de la noblesse et du charme des choses, sans les bousculer ni les entasser. Elle s'éloigne, suspendue. L'oiseau contourne encore, vire et s'incline.

- On a la tête en bas ? me consulta-t-elle.

- Pourquoi pas en haut ? On tourne, mais on n'évolue pas.

- Et si on décidait d'arrêter ?

- A quoi bon ?

Elle n'objecte pas; elle reste immobile et observe l'oiseau, ses blonds cheveux plaqués à ses rondes joues. Elle l'examine, pensive, et l'auréole d'allures alors qu'il s'épaule de l'eau et feint de basculer dans le plein. Elle sourit, ses yeux de terre s'inspirent et je me m'infuse d'elle pour capter le baume des syllabes, des consonnes et des voyelles. Son regard encore s'absente. Je bourdonne l'alphabet, me vante de mes acteurs, et déclame la prose comme la poésie. Les lettres me contentent. Je me mène et me pilote. Je m'approche. J'enjambe les oxymores et compare les lyrismes. Et les vers libres se recoupent et se saquent dans une cadence singulière qui m'appelle et m'ajourne. Le sillon de mes pas reflue et s'élève. Il chemine, dépareillé de moi, et je le perds et le retrouve sur ce cap que je n'ai pas.

La boucle du a, le point du i, et la barre du h. Elle les repasse de jaune, de vert et de rouge. La peinture se jette et pâlit d'influences et d'aspirations. Elle se décompose et se dissout. Le hasard se prononce de non sens et les lettres s'ordonnent dans la confusion. Le crabe se masque derrières mes foulées. Il suffoque dans l'eau. Il s'époumonerait s'il avait assez d'air encore. Le souffle l'opprome. Les secondes se font écho de mes battements de coeur. Il frétille. Elles rebondissent et résonnent. Je ne le considère pas. Je vise en avant. J'épluche la nature et l'accorde. L'eau est identique et indistinguable, seules ses teintes la dénotent et sont dissociables. J'erre dans mon cercle, semblable et pirouette sur moi-même.

Elle s'est assoupie. Je ne me retourne pas, j'avance. L'oiseau plane, poétisé, trop haut, trop loin et je m'éprends des phénomènes de la vérité. Je veux grandir, m'élever, et si ce n'est m'approprier des masses, les rafler dans la nage de mon vole. Je m'égare, je plonge, je vois. L'horizon s'ouvre et se tend d'une ligne dans le champ. Le point s'écoule, découle et s'épuise. Je déferle, je chute. J'expire.

J'étais retombé dans le plafond, et je scrutais le lit trouble et ses sombres nébuleuses. J'humais le vent, mugissant et subversif et admirais mon théâtre et sa scène, ses bouts-rimés et son abime. Son jeu faible, et ses acteurs coupables. La cantate se maquillait, comme elle était et toujours avait été, grossière et pesante. Les masques étaient fardés du mal et les pantomimes de peine, sans que je ne les déchiffre ni ne les possède. Ils m'étaient inconnus; et moi étranger. Je trébuche, je m'observe, carré et planté, les pieds dans l'eau. L'allure assurée mais le pas indécis. L'insu vent me tiraille, je vais de tout mon homme et m'enfonce dans l'absolu de mon sens captif. Je sais. Je marche, et arrondis. Je me désaxe, je m'expédie. Je me vide de cette trop pleine maison et de ce règne trop court pour un enfant. Je me redresse, et comprends. Je cours à contre.

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