L'arbre de Treblinka.

astrov

Ils ont tout vu, les arbres autour des camps de la Mort. Eux, qui représentent la Vie. Voici la mémoire de l'un d'entre eux.


Octobre  1943.

Dans la forêt près de Treblinka, je suis un arbre, parmi les autres.  Chaque jour, nous voyons tout, sans pouvoir rien faire  que garder dans notre mémoire. Les groupes d'hommes, de femmes, d'enfants (d'enfants !) amenés  là, dans notre forêt. Ils attendent, puis, poussés, forcés,  par les Monstres Inhumains, ils entrent en hurlant dans la grande maison sans fenêtres. Ils ne ressortent pas, mais bientôt une atroce fumée noire vient souiller nos branches et l'air. Et ça recommence encore et encore. 


En voici d'autres, épuisés d'angoisse et de peur. Ils sont assis. Mais... Dans cette foule, une jeune fille se lève et regarde chacun de nous les arbres, attentive. C'est moi qu'elle choisit. Elle s'approche, enlace mon tronc (je suis jeune, mais déjà grand et robuste !). Je perçois son murmure:

"Arbre ! Si je te parle, c'est que je crois en ta force. Tu m'entends ?" De toute mon énergie, je fais vibrer mes feuilles et mes racines. Elle sourit.

"Oui, je le savais ! Arbre, je m'appelle Tania. J'ai dix-huit ans. Je sais que nous allons être assassinés, tous. Mais je ne crèverai pas sans lutter, sans combattre. Je vais courir, essayer de franchir le barrage des gardes SS. Je n'ai aucune chance mais je mourrai debout. Comprends-tu ?" De nouveau, elle reçoit le souffle d'amour de tout mon être.

"Merci ! Arbre, j'ai une petite soeur, Christina, elle a dix ans et a réussi à s'échapper avant que les SS nous prennent. Elle est quelque part, sauvée. Aide moi à guider le Destin. Voilà ce que je te demande:"

J'écoute, et tous les arbres avec moi. Oui, Tania, que puis-je faire ? Elle fouille dans son sac, en sort un bijou, une sorte de vitrail ovale, un peu plus grand qu'une de mes feuilles. Qu'il est beau, ses couleurs caressent mon tronc.

"Arbre, je vois un creux, une sorte de niche, sous tes racines. Ce petit vitrail, c'est notre père, maitre verrier, qui l'a fabriqué pour nous, ses filles, quand le bonheur était encore possible. S'il te plaît, protège-le. J'en suis certaine, quand cette guerre sera gagnée par les vrais humains, alors Christina cherchera mes traces. Elle sait aussi parler aux arbres. Si elle vient, j'ai confiance: tu la reconnaitras. Donne lui ce bijou, il est à elle désormais. Sois béni, si un dieu existe."

Elle glisse le vitrail bien au fond de la cachette et embrasse doucement mon écorce. Toute la forêt lui répond en un frisson, jusqu'aux plus petites branches. Puis elle se redresse  et fonce vers les gardes. Elle en frappe un, réussit à lui griffer très profondément tout le visage avant d'être tuée.


Je suis un arbre de Treblinka et j'ai maintenant une mission à accomplir. J'attends quelqu'un.


Juillet 1960.

La forêt vit en paix depuis la fin de l'horrible guerre, les Monstres Inhumains ont été chassés. J'ai grandi, en force, en sagesse. Toutes ces années, bien des gens sont venus, des survivants de l'abomination, des parents, des visiteurs qui ne parviennent pas à imaginer ce dont nous, arbres, furent témoins.

J'ai une mission. Dans le creux de mes racines, le petit vitrail, bien protégé, attend. En ai-je écouté, des visiteurs, des visiteuses, qui échangeaient leurs sensations en contemplant ce lieu de Mémoire ! Ils sont venus, par milliers. Et sont repartis après avoir prié. Celle dont je guettais la présence, où était-elle ? Mes frères de la forêt savaient me rassurer, notre patience est grande.

Et la générosité du Ciel est infinie. Ce matin-là, il y a peu de visiteurs. Parmi eux, une jeune femme, seule. Un vieil homme lui sourit: "Vous aussi, quelqu'un de votre famille a terminé son voyage ici ? Moi, c'est mon père."

La jeune femme semble absente, mais répond poliment: "Moi, c'est ma soeur. Ma soeur aînée."

Elle ressent le frémissement qui secoue la forêt. Son regard touche tous les arbres, un à un, passe sur moi sans s'arrêter. Que les Cieux me viennent en aide ! Parle, jeune femme, je pourrai te répondre, tu sembles nous connaître.

Elle demande, en un murmure: "Tania ? Tu es bien passée par ici?"

Oui, elle est passée. Toi, qui es-tu, dis ton prénom, je t'en supplie !

Elle va maintenant vers chacun de nous, touche les troncs de ses deux mains, et s'immobilise, les yeux clos. Sa voix est douce mais nous l'entendons tous:   "Esprits de la Nature, avez-vous connu Tania ? Par les Forces du Ciel ! Je suis Christina."

Avec mes Frères, nous avions prévu ce moment: comme convenu, tous les autres arbres font silence, pour que l'énergie qui émane de moi soit seule perceptible. Ce sont toutes mes feuilles, ce sont mes branches, jusqu'au plus humble de mes rameaux, ce sont mes racines profondes, qui chantent le prénom de Tania.

La jeune femme écoute, ses sens en éveil. Elle tourne sur elle-même, très lentement, s'arrête et, sans hésiter, marche vers moi qui chante encore plus intensément. Son front s'appuie contre mon écorce.

Bonjour, Christina.

"Bonjour, Arbre."

J'ai connu ta grande soeur.  J'ai son message pour toi.

La jeune femme est apaisée, l'esprit ouvert.

"Je t'écoute, Arbre ! Tania ? "

Pas simple, de se faire comprendre... Puis un chant vient d'une  de mes branches. Une sorte de flûte, aigüe et joyeuse. Une mésange bleue, locataire dans mes ramures depuis longtemps. On va pouvoir parler. Elle me demande:

" Un souci, on dirait ?"

En quelques instants de souffle et de feuillages agités, je la mets au courant. Elle trille en battant des ailes.

" Ah bon !  Dis, le bijou, tu l'as bien protégé, au moins !"

Je la rassure.

"Alors, c'est parti !"

Elle décolle en flèche, se pose sur une main de Christina, trille de nouveau avec fougue, descend vers  mes racines, entre dans le creux, attend quelques secondes, et ressort. 

La jeune femme a suivi cette démonstration, admirative.

"Tu sais te faire remarquer, toi, avec ton joli costume bleu !"

Elle se baisse, glisse une main dans la cachette, cherche du bout des doigts. La mésange attend, satisfaite.

Grand cri de bonheur, et Christina sort le petit vitrail, juste un peu poussiéreux, l'essuie, et le tend vers le ciel. Elle prie vers nous un remerciement très fort qui vient de son coeur, embrasse mon écorce et caresse l'oiseau bleu d'un doigt léger.

"Soyez bénis, Esprits de la Nature ! Je reviendrai très bientôt".

Serrant contre elle le bijou, elle s'éloigne paisiblement.

La mésange, qui a le sens artistique, remarque: "Exquis ! Adorable, ce vitrail. Les humains savent faire de si jolis choses !".

C'est vrai... La plupart des humains...


                      Edouard Huckendubler  (étudiant en Langues Forestières)









 




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